Beaux Arts Magazine - Au pied de la lettre

 Beaux Arts Magazine - Au pied de la lettre
01 2014

Au pied de la lettre

Publiée près de soixante après son suicide, la correspondance du peintre dévoile l’intimité d’un homme tourmenté qui connut la gloire et sa rançon, et maniait le verbe aussi bien que les pinceaux.

« Tu me mets toi dans une espèce de délire, j’ai fait en une nuit de détresse, une après-midi et au retour de Marseille les plus beaux tableaux de ma vie. Merci mon amour. » Le 6 juin 1954, Nicolas de Staël écrit à Jeanne Polge, dont il est follement épris, après avoir réalisé une série de tableaux aux couleurs saturées, d’une brutale et fragile beauté. Longtemps restée secrète, cette missive enflammée fait partie des 200 textes inédits publiés dans ce nouveau recueil de lettres du peintre.

L’ensemble de ces courriers, envoyés par Staël à sa famille, ses amours, ses amis et marchands, dévoile les passions et errances d’un artiste farouchement libre et solitaire, déterminé à ne pas se laisser enfermer dans les grands courants artistiques de l’époque, refusant de choisir entre abstraction et figuration, quitte à brouiller les pistes de l’histoire des avant-gardes. Ces lettres déroulent le fil de sa vie et de sa carrière, depuis ses années de formation à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, ville où le jeune orphelin d’origine russe se jette à corps perdu dans la peinture, jusqu’aux dernières années passées dans la solitude de son atelier à Antibes, en passant par tous les soubresauts de son histoire personnelle, ses rencontres avec les Delaunay et la galeriste Jeanne Bucher durant la Seconde Guerre mondiale, ses voyages en Espagne et en Italie qui lui révèlent la force de la lumière, ou encore au Maroc où il rencontre sa première épouse, Jeannine Guillou. Peintre à la santé fragile, elle lui donne une fille, Anne, et un beau-fils, Antek, avant de mourir tragiquement en février 1946. « Ne pensez pas que les êtres qui mordent la vie avec autant de feu dans le cœur s’en vont sans laisser d’empreinte », écrit alors Staël à la mère de sa femme disparue. Cette période sombre pour le peintre inaugure une nouvelle série de tableaux à la matière épaisse, dont il fait surgir des touches de rouge, jaune ou blanc, d’une intense violence, tandis que dans ses lettres, il fait part de son désarroi.

Déjà, dans la première série de correspondances publiée en 1968 avec le catalogue raisonné de son œuvre peint, l’historien de l’art André Chastel soulignait l’importance de ces écrits révélant ses tableaux « dans le rythme même du vécu, dont aucun récit ne serait capable de restituer la puissance ». Un rythme rapide, exalté, parfois violent, mais résolument poétique. L’écriture de Nicolas de Staël est celle de l’urgence — de la création, de l’émotion, du doute.

Dans ses lettres, il partage aussi bien ses angoisses que la joie profonde que lui procure la peinture. Lorsqu’il découvre la lumière éblouissante de la Provence à l’été 1952, il en fait tout de suite part au poète René Char (avec qui il vient d’écrire un livre, Poèmes): « C’est absolument merveilleux, au bout d’un moment la mer est rouge, le ciel jaune et les sables violets et puis cela revient à la carte postale de bazar mais ce bazar-là et cette carte je veux bien m’en imprégner jusqu’au jour de ma mort. Sans blague, c’est unique René, il y a tout là. Après on est différent. » Et quand il est pris de vertige dans son atelier, il envoie un mot, cette fois, à Jacques Dubourg, son galeriste et ami fidèle, en septembre 1953. « Pardonnez-moi les brusqueries de mon inconscient. Je crois que quelque chose se passe en moi de nouveau et parfois cela se greffe à mon inévitable besoin de tout casser quand la machine semble tourner trop rond. Que faire ? »

« Quelle fille, la terre en tremble d'émoi »

Ses missives appellent des réponses, immédiates si possible. « Jean, j’ai besoin de vous. » Ainsi débute le message envoyé en octobre 1953 à Jean Bauret, industriel et grand amateur du peintre. « J’ai besoin de vous parce que j’ai commencé plusieurs nus dans les nuages et me sens perdu tant pour le nu que pour les nuages. » Même quand il s’agit de régler des détails matériels avec ses marchands, il y a toujours une petite phrase qui trahit ses sentiments, ses craintes — « soyez sévère à l’accrochage », précise-t-il à Paul Rosenberg lorsqu’il lui envoie la liste des œuvres prévues pour l’exposition new-yorkaise de 1953. Une année cruciale dans la carrière du peintre, celle de tous les succès, d’estime et commercial. Ce qui, loin de l’émouvoir, le plonge plutôt dans une grande détresse et le pousse à s’isoler dans le sud de la France, loin de la famille qu’il a fondée avec Françoise, sa seconde femme. Les lettres envoyées à cette dernière se font alors plus inquiètes, plus pressantes, témoignant de son déchirement entre la culpabilité de l’éloignement et son besoin de solitude.

Et puis, il y a Jeanne, son dernier grand amour — impossible —, dont les lettres sont publiées aujourd’hui pour la première fois. Il la rencontre à Lagnes, à l’été 1953, par l’entremise de René Char, à qui il s’empresse d’écrire en juillet : « Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain. » Elle devient son modèle et, très vite, sa maîtresse. C’est elle qui lui inspire le Nu couché bleu (1955), une silhouette féminine de dos réduite à ses formes essentielles, ou le Nu couché [ill. ci-dessus] dans lequel Jeanne rabat son bras gauche devant son visage, un geste coutumier chez elle. Mais la relation tourne vite à la torture sentimentale pour Staël. Mariée, mère de deux enfants, Jeanne ne peut se résoudre à tout quitter pour lui. Et les sentiments de l’artiste se mêlent à sa quête impossible d’un absolu de peinture « fragile comme l’amour », tel qu’il le décrit à Jacques Dubourg. Pris dans la tourmente, Staël se confie alors à la peintre Herta Hausmann en décembre 1954 : « J’ai besoin de cette fille pour m’abîmer, je n’en ai pas besoin pour peindre et c’est grâce à elle que je travaille tant malgré tout. Que comprendre là-dedans. » C’est aussi ce qu’il semble vouloir dire à Jeanne lorsqu’il lui écrit : « Dans dix ans je te remercierai peut-être de ne m’avoir pas aimé un instant, vraiment. L’alphabet, petit, ne s’apprend pas vite, il se peut que moi aussi je n’ai de vrai que la peinture. » Le mot date probablement de janvier 1955, mais difficile d’être précis car les billets doux envoyés à son amante ne sont quasiment jamais datés. Ses dernières lettres, avant son suicide dans la nuit du 16 au 17 mars 1955, seront pour ses amis. Tout en les remerciant chacun pour leur soutien, il leur fait part du hasard qui préside à sa création, du vertige qui l’assaille en permanence et face auquel il ne peut rien. « On ne choisit pas son chemin en peinture, expliquait-il ainsi à l’érudit collectionneur Douglas Cooper. On marche comme on peut avec des pieds plats ou musclés, pieds nus ou avec des souliers, on pourrait d’ailleurs établir un jugement en peinture rien que d’après les souliers, godasses ou espadrilles des peintres. Qui sait ? »

                                                                                  Daphné Bétard