Cahiers Bernard Lazare - Anna Akhmatova, une poétique de la résistance

 Cahiers Bernard Lazare - Anna Akhmatova, une poétique de la résistance
01 mars 2014

Anna Akhmatova, une poétique de la résistance 

« Et ce qui restera, c’est la Parole souveraine » 
A. Akhmatova, Requiem, 1940

Sur Anna Akhmatova fut écrit après la mort de cette poétesse russe, en 1966, par son amie Nadejda Mandelstam, épouse du poète Ossip Mandelstam. L’histoire de ce témoignage qui faillit disparaître nous est contée dans la postface par Pavel Nerler à qui l’on doit d’avoir recueilli le seul tapuscrit non détruit par son auteur.

Anna Andreyevna Gorenko (née à Bolchoï Fontan, près d’Odessa, en 1889), plus connue sous son nom de plume Anna Akhmatova, appartient à cette génération héroïque d’écrivains qui opposèrent à la Terreur stalinienne une poétique de la résistance et l’affirmation de la liberté individuelle au prix de leur propre vie.

Son destin est étroitement lié à celui d’un autre poète, son ami Ossip Mandelstam (1891-1938), arrêté en 1934 pour avoir lu à son cercle d’intimes l’épigramme intrépide « Le montagnard du Kremlin » où il traite Staline de bourreau et l’assassin de moujiks. On sait qu’après un exil de 3 ans, Mandelstam fut à nouveau arrêté lors des grandes purges et mourut sur le chemin de la déportation.

La persécution n’épargna pas Akhmatova : le poète Goumiliov (son premier mari) est fusillé en 1925, son fils Lev passe des années dans les camps où meurt aussi son troisième mari ; elle-même fait l’objet d’attaques violentes (dans son « Rapport » de 1946, Jdanov s’en prend à elle ainsi qu’à Zochtchenko, l’auteur des Douze Chaises) et son œuvre, interdite, ne commencera à sortir de la clandestinité qu’à la fin des années 80, lors de la perestroïka. Ce n’est donc pas un hasard si le livre de Nadejda s’ouvre sur cette affirmation : « De tout ce que nous avons connu, le plus fondamental et le plus fort, c’est la peur. » Et ce thème court comme un fil rouge tout au long de l’évocation de ses souvenirs. Cependant, le poème Requiem1 fut l’hymne clandestin de millions d’opprimés. Anna Akhmatova en présente elle-même la genèse dans son En guise de préface qui ouvre ce recueil : « Au cours des années terribles du règne de Iéjov, j’ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Leningrad. Une fois, quelqu’un m’a pour ainsi dire ‘reconnue’. Ce jour-là, une femme qui attendait derrière moi, une femme aux lèvres bleuies qui n’avait bien sûr jamais entendu mon nom, a soudain émergé de cette torpeur dont nous étions tous la proie et m’a demandé à l’oreille (là-bas, tout le monde parlait à voix basse) : — Et ça, vous pouvez le décrire ? Je lui ai répondu : — Je peux. Alors un semblant de sourire a effleuré ce qui avait été autrefois un visage. »

En effet, dans la Russie soviétique, la poésie est tenue en haute révérence : « Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle. Et maintenant il était évident, il était clair de façon perceptible que l’inspiration, c’était la vie », écrit Varlam Chalamov à propos de Mandelstam2. Et Joseph Brodsky : « Il y a dans l’histoire des époques où la poésie seule parvient à cerner [la] réalité... En un certain sens, c’est tout un peuple qui se dresse derrière le nom d’Akhmatova [...] Sa poésie lue, persécutée emmurée, appartenait aux hommes. A. A. contempla le monde à travers le prisme de son cœur, puis à travers celui de l’histoire. Il n’existe pas d’autre optique pour l’humanité 3. » Et encore : « ... là où par ton bienfait / fut doté de parole un monde sourd-muet ».

Contre l’acharnement totalitaire à détruire la parole souveraine qui affirme une éthique du sujet s’élabore une stratégie de défense : la mémoire vivante. On apprend par cœur les poèmes proscrits. Philippe Jaccottet rapporte : « Cette parole au nom de la vie, nous n’en aurions connu presque rien si l’amour insensé de Nadejda Mandelstam ne lui avait pas fait apprendre par cœur les poèmes de son mari, les cachant au fond d’elle-même, là où les sbires de Staline ne pouvaient les débusquer. Tout avait été soigneusement brûlé des écrits de Mandelstam. La parole de sa femme, la fervente mémoire d’une femme, l’ont sauvé de la nuit. » À la lecture du livre de Nadejda Mandelstam, on est en effet émerveillé du nombre de vers qu’elle est capable de citer de mémoire. « Vous êtes à présent tout ce qui nous reste d’Ossip », lui déclarait Anna à la mort du poète. Outre l’évocation de l’amitié passionnée qui les liait tous les trois, Nadejda nous livre une analyse lucide, féroce et pragmatique de la société de son temps, des réflexions très fortes tant sur la poésie que sur la politique, notamment dans les pages où elle oppose la liberté à la licence. Et l’on comprend alors ce qui pouvait faire trembler le tyran. Voici un livre humain, poignant. On notera que l’éditeur a choisi de nommer sa maison d’après le titre d’un livre de Mandelstam : Le Bruit du temps.

                                                                                           Yvette Metral

1. Le Requiem, cycle de seize poèmes conçus pendant la Terreur et qui existèrent pendant des années uniquement dans la mémoire de quelques amis sûrs, ne fut publié en Russie qu’en 1987.

2. Récits de la Kolyma, Cherry-Brandy, éditions Verdier, 2003.

3. Cité par la traductrice Sophie Benech dans sa préface.