Hippocampe - Intimités

 Hippocampe - Intimités
01 novembre 2014

Intimités

Lire des textes — lettres, journaux, témoignages — qui relèvent de l’intime est difficile, d’ailleurs...

Il y a comme un réflexe à se méfier de l’intime, une répugnance parfois à fouiller les arrière-cuisines d’écrivains ou d’artistes, à refuser de s’y vautrer, à fourrager leurs secrets, une volonté désespérée de se cantonner à l’œuvre, à sa pureté, aux limites qu’elle semble fixer. Et pourtant, tout déborde. Comme l’être humain utilise systématiquement ce qu’il invente, depuis le sarcloir primitif jusqu’à la bombe atomique, il lit tout ce qu’il peut lire, tout ce qu’il peut connaître, tout ce sur quoi ses yeux peuvent se poser. La tentation de l’épuisement et de l’exhaustivité guette toujours. C’est que, décidément, nous sommes ravis du détail. Alors, nous lisons des biographies, explorons des journaux intimes, dévorons des correspondances, nous plongeons dans quelque brouillon ou quelque entretien inconnus… Ces lectures s’accommodent des goûts de chacun, s’accordent à nos fascinations, et parfois nous ouvrent des univers qui nous demeuraient hermétiques… Ce sont des lectures de traverse que l’on trie au gré de nos humeurs, qui en accompagnent d’autres. Elles suivent un rythme singulier, mouvant, occupent souvent d’autres durées, ordonnent des cheminements, des à-côtés, libèrent quelque chose de ce qui nous passionne.

La lecture est un complément. Et nous craignons parfois que ce genre-là soit de trop. Il est vrai que parfois certaines publications semblent vaines et n’obéir qu’à quelques raisons mercantiles ou mesquines… ou qu’elles n’apportent tout simplement rien… Ainsi, les articles de journaux d’Hemingway, les conversations entre Duras et Mitterrand, sont des lectures qui s’oublient, dont rien ne sort vraiment… Elles demeurent dans le vague, nébuleuses, quelque peu insipides, lorsque d’autres incisent l’esprit du lecteur, l’accompagnent longuement, se logent dans la tanière de sa mémoire… On lit sans se lasser les lettres de Flaubert, on choit dans le journal de Kafka, on s’éblouit de la correspondance entre Rilke, Tsvetaéva et Pasternak, on trouve le temps particulier pour se plonger dans les carnets de Bergounioux… Et lorsque la magie opère, que ces écrits-là, ces mots du dedans de soi, résonnent en nous, qu’ils nous font découvrir des choses, qu’on y décèle un timbre singulier, que notre esprit y trouve un espace propice, nous nous laissons aller à une grande émotion, à une manière de ravissement.

[...]

Et c’est d’une même énergie qu’irradient les lettres de Nicolas de Staël. S’y dévoilent à la fois une attitude face au monde, une évidence de ce qui anime aux tréfonds du corps et de l’esprit, une force extraordinaire de rupture. Le peintre devient peintre en rompant ce qui l’unit, il semble se diffracter pour ne se concentrer, n’être un, que dans le geste de peindre. Lire ses lettres, depuis celles de la jeunesse ou déjà affleure une inaltérable inquiétude de soi jusqu’à celles qui s’écrivent alors que le succès arrive enfin, revient à entrer dans un atelier du geste, dans une manufacture du beau. Nous passons sur les affaires de cœur et de commerce, les affres de l’intimité, la douleur des ruptures, la fragilité d’un homme autant que sur les détails de vente et d’exposition — elles ordonnent certes la constellation intime d’un homme qui exsude littéralement la pureté de peindre. Ce qui passionne ce sont les doutes qui le traversent, les tâtonnements de sa peinture, de sa façon, sa sûreté finale, ce qu’il en pense, ce qu’il en dit. « (...) la peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, de passé et de l’avenir. (...) je fais quelque chose qui ne s’épluche pas, qui ne se démonte pas, qui vaut par ses accidents, que l’on accepte ou pas. (...) sans obsession je ne ferais rien, mais l’obsession du rêve ou l’obsession directe, je ne sais ce qui vaut le mieux et je m’en fous tout compte fait, pourvu que cela s’équilibre comme cela peut, de préférence sans équilibre. » (p. 653-54) C’est le partage de cette affaire-là qui illumine les lettres. La manière dont l’œuvre grandit. Et rien ne gâche qu’il soit écrivain. Car assurément, il y a un style dans cette correspondance, quelque chose qui ressort à une énergie farouche qui se canalise difficilement, que les mots doivent comme envelopper. L’artiste se rassure en se projetant, en partageant quelque chose de lui, de la primitivité de sa peinture. De Staël, comme Zola, s’engage absolument, sans afféterie, sans poses. On est cloué sur place devant une profondeur stupéfiante, comme nous demeurons abasourdis et mélancoliques devant l’infini jeu de couleurs et de formes qu’il a mis sous nos yeux.

Ces écritures plus ou moins cachées, en tout cas, nous font caresser quelque chose d’éblouissant, elles ordonnent, à la façon de « piliers », le temps et l’espace d’oeuvres ou de vies qui, sorties de l’ombre, gagnent quelque chose sur elles-mêmes.

                                                                                      Hugo Pradelle