Hippocampe - De la curiosité buissonnière, par Thierry Gillybœuf

 Hippocampe - De la curiosité buissonnière, par Thierry Gillybœuf
01 octobre 2016

De la curiosité buissonnière

Remy de Gourmont aimait à dire que dans la Cathédrale des Lettres, les autels des « grands saints » béaient au vide dans la nef centrale, tandis que dans les chapelles absidiales étaient honorés avec ferveur, par un cénacle constant et toujours renouvelé de fidèles, les « petits saints » qui constituaient la vitalité secrète de la littérature. Avec Dans les marges, c’est un pèlerinage dans la littérature absidiale dans lequel nous entraîne Gilles Ortlieb, hors des sentiers battus et rebattus, pour nous inviter à lire ou relire Constantin Cavafis, Jean Forton, Odilon-Jean Périer, Emmanuel Bove, Henri Thomas… ou plus près de nous, les regrettés Jean-Claude Pirotte et Paul de Roux, ou bien Jean-Luc Sarré. Qu’ont en commun ces écrivains ? Ils définissent l’appartenance à une famille de lecteurs et forment « à leur manière une sorte de clan, un peu disparate, mais à qui certains traits récurrents suffiraient à donner, sur une impossible photo de groupe, un indéniable air de parenté ». Ils sont comme un signe de reconnaissance, auteurs de « livres frères », dont l’« œuvre forte » paraît « autoriser les commentaires les plus divers, et souvent divergents, tout en se dérobant, inlassablement, aux interprétations trop zélées ».

Il n’y a aucune affirmation péremptoire sous la plume de Gilles Ortlieb. Il ne faut pas s’attendre à trouver dans ces différents « essais » – terme à entendre dans une acception montaignienne – une quelconque exégèse universitaire. Il suit les pistes de sa curiosité et de sa sensibilité. Il procède par touches, par effleurements, et s’approche ainsi, sans rien brusquer, du cœur de l’œuvre, selon la technique bovienne qu’il décrit en ces termes : « Est-il possible de se poster assez loin du sujet pour le saisir en entier et, dans le même temps, appréhender le monde par ses yeux, depuis la place qu’il occupe ? »

S’il fallait trouver à tout prix un lien, une unité à ces douze essais, elle serait peut-être à chercher dans une attention commune à la langue car, comme le dit Henri Thomas, il est « capital d’avoir accès à l’étendue planétaire par le langage… » Or, cette attention au langage, Gilles Ortlieb la partage doublement avec les auteurs de son petit panthéon littéraire qu’il appelle ses « orphelins », en tant qu’écrivain bien entendu, au style tout en retenue et en justesse, qui se garde des écueils du trop-plein, de la surabondance ou de la grandiloquence, mais aussi en tant que traducteur. Ce dernier doit en effet trouver le point d’équilibre, le barycentre entre ces trois poussées que sont « le sentiment de la langue ou la norme, le sentiment de sa langue (qui peut l’inciter à privilégier, à son insu, telles expressions, constructions, sonorités) et le sentiment de la langue qu’il a perçu ou cru percevoir chez l’auteur, et qu’il aimerait, autant que possible, ne pas “trop” trahir ».

En déballant sa bibliothèque intime, pour paraphraser Walter Benjamin, Gilles Ortlieb définit un art poétique de l’écriture « par manque ». Jean Forton disait : « Mieux vaut inventer ses lecteurs ». Nul doute que ceux qui sont ici réunis dans les marges ne sauraient en trouver de plus attentif et de plus poreux à leur objectivité subjective.

C’est cette même curiosité buissonnière qui entraîne Gilles Ortlieb vers les gares désaffectées, les zones de friches industrielles, les îles à l’écart des circuits touristiques, les venelles hâtivement jugées sans intérêt, qui dessinent selon lui « la lisibilité du monde ». Dans Et tout le tremblement, on parcourt une fois encore ces paysages de déréliction où « la tremblotante veilleuse de l’inimportant » éclaire « la toujours émouvante solitude des choses élémentaires ».

Il n’y a pas dans ce besoin d’aller voir ailleurs une volonté de se démarquer, mais une tentative d’épuisement d’un lieu, qui achoppe sur son inépuisable immuabilité et son imperceptible mobilité : « Cet attrait éprouvé pour les petites villes et les coins perdus s’explique-t-il seulement par l’illusion que l’on pourra facilement en faire le tour ou l’inventaire sans rien ou presque laisser de côté ? » La démarche de Gilles Ortlieb se rapproche davantage de l’esthétique japonaise du wabi-sabi, qui se traduit par un amour du vétuste, du désolé, de la dissymétrie, de la décrépitude et de l’altération par le temps, et qui procure un véritable plaisir sensuel et tangible, mais fugace. Ainsi, les pérégrinations recueillies dans ce livre, émaillées de poèmes-cartes postales à la Levet, constituent-elles autant de moments « où l’on n’est plus qu’une surface sensible, impressionnable, en mouvement, l’œil un sténopé et la mémoire une camera oscura, à la pénombre encombrée – le diapason de la perception. »

Ces lieux d’abandon où peut s’opérer « la métamorphose d’un rien en quelque chose » et dont l’« absolue neutralité peut à l’occasion servir de révélateur » constituent le territoire d’une mélancolie et d’une lenteur qui aident à déchiffrer le monde : « Ce sont sans doute ces mondes-là, recollés, rafistolés à l’identique, ployant sur les routines et se méfiant du brillant comme du trop visible, qui ont le moins à craindre des tremblements de terre passés et à venir : ils sont indestructibles ».

Le motif le plus infime peut être prétexte-invitation au voyage. Ainsi, une petite toile à l’huile de 11 cm sur 16, vue dans une exposition dix ans plus tôt, représentant « un simple mur de tuf surmonté d’une bande de ciel profond, contre lequel sèchent trois rectangles de linge blanc, vert passé, bleu turquin, ainsi qu’une longue pièce de tissu transparent projetant une ombre filiforme sous un balcon », va lancer Gilles Ortlieb sur les traces de son auteur, un obscur peintre gallois, Thomas Jones (1742-1803). Avec humour, détachement, mais aussi avec une « précision mathématique », même s’il est « à peu près aussi absurde d’espérer comprendre un peintre par sa biographie que de vouloir expliquer un poète par son régime alimentaire », il le suit au pays de Galles et en Italie, à la manière d’un Sebald. Car dans ce petit chef-d’œuvre qu’est « Un mur à Naples », il y a bel et bien du Sebald chez Gilles Ortlieb, mais un Sebald déchargé du poids du passé et du passif, un « navetteur de l’âme ».

Thierry Gillybœuf
n° 28