La Croix - Recension par Antoine Perraud

 La Croix - Recension par Antoine Perraud
14 mars 2019

« Destruction » de Cécile Wajsbrot, distinguer l’apocalypse

Dans une dictature imaginaire établie sur les ruines d’une démocratie fourbue, une voix résiste avec acuité. Magnétique et névralgique…

Cécile Wajsbrot est une vigie aussi exigeante qu’accaparée. La lire, c’est subodorer les temps qui viennent, dont elle piste la pulsation. Ses personnages sont des consciences, ses dialogues des chants choraux, et les lieux des espèces d’espaces.

En 2007, elle a commencé un cycle aux ambitions secrètes et cryptées : Haute Mer. Comment l’art sous bien des formes, les œuvres dans leur création et leur réception régissent l’imaginaire et la vie ; le tout charrié par une écriture qui ne cesse de s’interroger – de nous interroger – sur elle-même…

Après Conversations avec le maître (2007), L’Île aux musées (2008), Sentinelles(2013) et Totale éclipse (2014), voici, telle une bombe à retardement, le cinquième et dernier tome : Destruction.

Lorsque la renaissance se révèle déchéance

Nous sommes dans une dictature fictionnelle, en une ère du soupçon, de la confusion, de l’horreur ouatée d’une défunte démocratie veule ou distraite, gangrenée par ce qui voulait sa perte et qu’elle a fait mine d’accepter, pensant peut-être digérer ce qui devait l’annihiler, sans coup férir. Un tel passage politique, « le grand changement », a eu lieu : « Je viens d’un monde où quelque chose a dérapé. Où un tournant a été mal pris. » Oui, « quelque chose nous attendait et il était trop tard pour l’éviter ».

La narratrice répond à une commande émanant de la Résistance au régime opaque et oppressif advenu : « Un journal de bord sonore. » Internet, de vecteur affranchissant, est devenu outil d’une tyrannie vengeresse.

La prétendue renaissance se révèle déchéance. L’accès au passé est verrouillé, la vie de l’esprit se fait désormais clandestine. Et l’anaphore de la narratrice, « je viens d’un monde », balaie ce qui s’est effondré ; tandis qu’une autre répétition, « nous avons cru », solde les erreurs commises pendant la résistible ascension de l’usurpation dominatrice : « Nous avons cru qu’il fallait fermer les frontières et les esprits, et les cœurs, que l’unité de la nation passait par le repli. »

Des complices insondables

La musicalité de tant de regrets, de déchirements, de nostalgie s’accompagne de l’acuité d’un regard avide de sens et de détails, à la manière d’un Viktor Klemperer relevant les progrès de l’abaissement civique, langagier, anthropologique, sous le IIIe Reich : « Ils ont gagné, et leurs mots martelés – complices, crime, mensonge et bien d’autres – ont pénétré en nous avant leur arrivée au pouvoir. C’est le langage qui nous a détruits. » ​​​​​​

On sent également l’inspiration – davan­tage que celle d’Orwell – de l’essai primordial d’Elias Canetti Masse et puissance. Le désastre obscur nous mobilise, jusqu’à trouver en nous des complices insondables.

« La légèreté menaçait d’être le mal du siècle et tout à coup les événements nous ont plongés dans la gravité. » La gravité de ce livre, adossé à un projet esthétique, littéraire, forgeur, fondateur, nous oblige. Il faut lire Cécile Wajbrot, qui jamais ne démissionne de sa quête, qui jamais n’oublie que l’émotion est première. En recherchant, sans relâche, d’autres formes, en trouvant une autre expression, son expression, elle fait barrage à la barbarie. Rien n’est jamais acquis, mais rien n’est, peut-être, inéluctable…

Antoine Perraud