La Nouvelle Quinzaine Littéraire - « Le cerf blessé bondit plus haut »

 La Nouvelle Quinzaine Littéraire - « Le cerf blessé bondit plus haut »
01 octobre 2014

« Le cerf blessé bondit plus haut »

Ce gros livre rassemble toutes les lettres de Nicolas de Staël connues à ce jour. ll y avait des publications séparées, notamment les Lettres de Nicolas de Staël à Pierre Lecuire (1), la Correspondance (1951-1954) avec René Char (2) ; aussi dans leCatalogue raisonné de l'oeuvre peint présenté par Françoise de Staël (3). De ces quelque six cents lettres, plus de deux cents sont inédites, dont celles à Jeanne Polge, son amour qui va précipiter (au sens chimique) le saut dans le vide à Antibes le 16 mars 1955.

Gros travail réalisé par Germain Viatte (4). II éclaire les obscurités, introduit dans la chronologie les lettres non datées en recoupant les indices, donne des extraits des lettres des correspondants, rapporte la circonstance de la lettre au travail du peintre, suit le développement parallèle de l’œuvre et l’évolution de sa réception. Une note donne pour chaque tableau cité sa référence dans le Catalogue raisonné — le mieux serait de l’avoir à portée de main. Ainsi cadrées, les lettres constituent une biographie de l’œuvre d’une intensité à laquelle aucun biographe ne pourrait atteindre. C’est la voix même du peintre qui fait état au jour le jour de ses recherches, réussites et échecs et qui se livre même en se masquant, car tout transparaît dans une écriture : abandon, défensive, spontanéités, calculs.

La correspondance durant ses voyages de formation, dans l’enthousiasme du spectacle du monde, représente à peine un dixième du livre. L’œuvre à venir est déjà primordiale, par une décision cherchant un appui dans son affirmation même. Mais une décision qui infiltre le quotidien comme les silicates le bois fossile, jusqu’à le fonder. L’Espagne (1935) éblouit le jeune de Staël, désireux de convaincre de sa vocation ses parents adoptifs, les Fricero, dubitatifs. Puis le Maroc et l’Algérie (1936-1937), où le pittoresque décrit s’enroule à une analyse sociale de la colonisation peu faite pour plaire aux Fricero conservateurs : début d’émancipation. II a vingt-quatre ans. La rencontre en 1937 avec la peintre Jeannine Guillou (dont naîtra Anne de Staël) fixe son destin. La guerre et les difficultés du ménage occasionnent un trou de plus de trois ans dans la correspondance. Le 5 janvier 1943, après des mois de silence il écrit à son père adoptif : « Ma seule préoccupation fut et sera toujours de peindre, quel que soit mon état moral et matériel. » L’œuvre est en chemin, le regard s’est intériorisé. La suite correspond aux années 1945-1955. La montée en puissance de l’œuvre va de pair avec le crescendo des échanges. Les trois dernières années, tout s’accélère encore, c’est le commencement de la gloire : multiplication des contacts et des contraintes, satisfactions et piqûres d’amour-propre, agacements quand il faut composer. Tout se bouscule, se chevauche les livres avec Pierre Lecuire et René Char, les voyages, Angleterre, Italie, New York pour l’exposition de mars 1953 chez Rosenberg, la Sicile l’été 1953, où passion et peinture croisent leurs feux. Et tout continue à s’accélérer, les multiples et incessants déplacements entre le Midi et Paris, les expositions, les négociations avec les marchands, Françoise de Staël enceinte de leur troisième enfant, la naissance, les impasses de la passion avec Jeanne Polge, l’achat de Ménerbes et son aménagement, les difficultés d’argent que cela suscite, le départ de Françoise qui aggrave la situation y compris financièrement – et, dominant tout, une fantastique explosion créatrice.

Longue trame de faits grands et petits, grandiose au total. Car c’est l’œuvre qui se fait dans, contre, avec tout cela. Avec tout ce qui l’entoure, la contraint, la gêne, la malmène et finalement la façonne. Contradiction que Nicolas de Staël, déjà à bout de forces fin décembre 1954, exprime à Herta Hertmann : « J’ai besoin de cette fille [Jeanne] pour m’abîmer je n’en ai pas besoin pour peindre et c’est grâce à elle que je travaille tant malgré tout. Que comprendre là-dedans ? » Et encore, à la même correspondante mêlant gouaille et lassitude : « Il n’y a pas de traîtrise, pas de cauchemar indigne de l’inspiration si des fois qu’elle existe. [...] Il y a les tableaux c’est tout ».

Le livre est entraînant, emporte par la « galopade vitale » (Goethe) du peintre, son charme, ses élans, sa générosité. On confronte les lettres qui s’éclairent en rebondissant les unes sur les autres. On ressent les drames en filigrane, celui inaudible de l’enfant orphelin de père et de mère a huit et neuf ans, recueilli avec ses deux sœurs par une amie de leur mère, confiés et adoptés en Belgique par les généreux Fricero, « Papa » et « Maman » des lettres des années trente. Le drame a peine effleure de la mort à trente-six ans, en février 1946, de Jeannine Guillou, sa première femme — il se marie trois mois plus tard avec Françoise Chapouton —, Jeannine si vite escamotée, en apparence, par la frénésie de vie d’un homme qui déclare « ne [pouvoir] un seul instant vivre de souvenirs ». « Le cerf blesse bandit plus haut » (Emily Dickinson). Mais aussi le drame souterrain de la petite Anne de Staël, fille de Jeannine, orpheline a quatre ans, ballotté, pensionnaire de six à dix ans. De fugitifs (et gauches) surgissements dans la correspondance signalent que quelque chose se crispait dans le cœur du père. De rares et brefs passages semblent avoir été coupés, probablement par discrétion. Les protagonistes les plus intimement concernés ont disparu, Françoise de Staël est morte il y a deux ans, Jeanne Polge en août dernier. Il y a plus de cinquante correspondants, certains bien plus importants que d’autres, mais à chacun, avec une inflexion particulière née de leur relation singulière, il livre — c’est sa générosité et sa courtoisie — sa réflexion sur la peinture et sa peinture. Y compris dans les lettres d’amour à Jeanne, à l’acmé de la passion en mai-juin 1954 et dans le désespoir à la fin de la même année, quand il comprend qu’il ne réussira pas à la convaincre de quitter mari et enfants.

On sent, plus ou moins sourdement selon les correspondants, son combat contre le tout-abstrait qui faisait loi et dont son indépendance ne pouvait longtemps s’accommoder. Combat vital pour s’imposer, car c’était l’étalon à l’aune duquel sa peinture pouvait être jugée « éloquente », voire sentimentale, même dans les années de la reconnaissance. À Douglas Cooper, partisan de l’abstraction dure, collectionneur qui à la fois le soutient et le provoque, il écrit en janvier 1955 : « La peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, du passé et de l’avenir. Les raisons pour lesquelles on aime ou l’on n’aime pas ma peinture m’importent peu parce que je fais quelque chose qui ne s’épluche pas, qui ne se démonte pas, qui vaut par ses accidents, que l’on accepte ou pas. On fonctionne comme on peut. Et moi j’ai besoin pour me renouveler, pour me développer, de fonctionner toujours différemment d’une chose à l’autre, sans esthétique a priori ».

Les livres réalisés ou projetés avec les poètes René Char et Pierre Lecuire donnent lieu à d’abondants échanges, dans le concret du travail. Avec Pierre Lecuire, rencontré en 1945, court pendant toute la période créatrice une collaboration acharnée, autour des livres : Voir Nicolas de Staël, les Ballets-minute, les Maximes dont la rédaction s’achève le 9 mars 1955. Sur Lecuire, de Staël a l’avantage de la maturité mais aussi du caractère. À cause de — ou malgré — ce déséquilibre, il lui permet, sans rompre, des intrusions qui paraissent folles, car le centaure à ses ruades. En mai 1954, Lecuire lui écrit : « Quant à la toile, le premier agrément passe, il [Jean Bauret] la juge insuffisante. Et puisque vous le consultez, il estime qu’il serait préférable de ne pas la mettre en circulation. Il aimerait, dit-il, que vous étendiez cette mesure à bon nombre de toiles que vous lui soumettez depuis quelque temps et juge follement dangereux de peindre des tableaux en fonction du prix d’un cabinet et d’un plancher. » Il s’agit de l’aménagement de Ménerbes. De Staël, alors dans l’exaltation amoureuse, répond simplement : « Ne vous agitez donc pas tant tous pour mes économies, pour l’instant on construit une maison, on fait un livre et mon cœur est à l’arrache en plein ciel de forces par instants. » Il ne réagit pas quand, sur un plan privé sans doute plus sensible encore, le 13 octobre 1954, Lecuire risque : « Que Françoise se braque, c’est un peu son tour. » Une lettre à Jacques Dubourg nous a appris précédemment que « Françoise veut quitter la rue Gauguet (5) absolument ».

Quant à l’importance de l’amitié avec Char, outre l’activité et la ferveur de leur échange, elle se note dans un détail : l’apparition dans la correspondance d’un mot familier de Char, « ange », applique dès lors aux femmes qui veillent sur lui, Françoise au premier chef. On sait par lesFeuillets d'Hypnos que Char avait punaisé dans son lieu d’écriture la reproduction du Prisonnier, dit aussi Saint Pierre délivré par l'ange (6), de Georges de La Tour : une femme penchée sur un vieillard l’enveloppe miséricordieusement dans sa robe d’un rouge orange caractéristique de La Tour, étale en quasi-aplat sur toute la moitié gauche — c’est le rouge orange, presque dans la même intensité, si présent dans l’œuvre de de Staël (7). « Cette terrestre silhouette d’ange rouge » (Char), lien entre le mot du poète et la couleur du peintre, signe un accord souterrain entre les univers respectifs des frères de création. Intense et brève amitié, submergée par la passion de Nicolas pour Jeanne (c’est René Char qui les avait mis en relation). « Tous les chemins sont difficiles, tu le sais mieux que moi, mais celui où je suis pour l’instant finit par l’emporter sur les autres, malgré tout, malgré lui », dernière lettre (12 mai 1954) avant le silence. Ici ou là, ensuite, point la méfiance de de Staël, pire sa rancune.

Le 22 mars 1955, pris entre le calvaire de Françoise et celui (achevé) de Nicolas, son amitié brûlée des deux côtés, Char écrit à une amie commune : « Je suis dynamite ... partage entre une colère immense et une pitié infinie. [ ... ] Un homme que nous avons quelques-uns beaucoup affectionné, mais qui, en revanche, nous a fait pas mal souffrir », et quelques jours plus tard à la même destinatrice, après avoir vu Françoise : « Cela me donne mal aux entrailles, tout ce chemin devant elle. Rien à dire, rien à dire, faire ce qui peut être fait ! Mais comment être guérisseur d’une aussi grandiose absurdité ? »

De Staël, ombrageux et entier, sait se donner comme se reprendre. La confiance accordée jusqu’au bout à Jean Bauret (l’amateur dont il sollicite le jugement sur sa production des 1945) et à Jacques Dubourg, son marchand depuis 1950, est d’autant plus émouvante qu’elle n’est jamais remise en cause. Bauret et Dubourg, deux appuis vitaux, remparts que s’est donnés sa fragilité. Les deux ultimes lettres (8) seront pour eux ; aux deux, il écrit : « Merci pour tout ».

D’un point de vue littéraire, l’intérêt n’est pas moindre. La gaucherie un peu convenue des années d’apprentissage, et qu’il ressent comme telle (« Il faut excuser toute cette littérature de ne pas être aussi simplement belle que le paysage », à Madame Fricero, 1934), se métamorphose en une concision au plus près de ses enthousiasmes, surplombant toutes les convenances (« T’as pas idée ce qu’est Landres », à Françoise de Staël, 31 juillet 1950). Criant parallèle avec l’œuvre, l’écriture se simplifie, de plus en plus dominatrice et incisive, de plus en plus directe. Les réflexions sur l’art deviennent des aphorismes, parfois fulgurants. Arrivé au bout de ses contradictions, le 13 décembre 1954, il vaticine : « Tout cela est obscur comme le sentiment, il ne faut pas, on ne peut pas comprendre. Le hasard, « que voulez-vous, est feu, le tout est de pouvoir s’en servir mais le tempérament y va ou n’y va pas, c’est tout. Je crois qu’il faut tout faire pour prévoir en toute ombre les chases, les voir obscurément. Mais le feu est unique et le restera. Plus l’ombre est précise, forte, inévitable, plus on a de chance de faire vite, clair, foudroyant », et au bas de la lettre : « Il ne faut jamais qu’on sache d’où cela vient, ou cela va. Les larmes sont un matériau aussi bien qu’autre chose. »

Bien sûr — mais le regard est trop averti —, on relève partout des mots avant-coureurs du dénouement. Les fluctuations rapides du ton des lettres à Lecuire disent une tension croissante. En novembre 1954, l’abandon : « Ne vous tourmentez pas à mon sujet, des bas-fonds on rebondit si la houle le permet, j’y reste parce que je vais aller sans espoir jusqu’au bout de mes déchirements, jusqu’à leur tendresse. Vous m’avez beaucoup aidé... » Janvier 1955, un coup de fouet : « Excusez-moi, je vous ai demandé de vous en tenir dans vos lettres au métier, le mien, le vôtre, mais pas autre chose. » Février 1955, l’exaspération : « Ne m’énervez pas avec des ratages maintenant. » Jusqu’aux lettres désunies au moment de l’hallali : « Je suis fatigué. Je ne vois rien. Vous changez tout le temps. Je ne sais pas quoi, la couleur du papier, les chiffres, j’ai mal aux yeux, ça me fatigue... » On est le 27 février 1955. Après, il y aura quelques tableaux encore. L’immense orchestre inachevé n’en finit pas de résonner, et les ailes des mouettes pèsent lourd à présent. Nicolas de Staël est enterré au cimetière de Montrouge avec Jeannine. En 2011, il y avait sur la pierre un couteau de peintre. Je ne sais pas s’il y est encore.

                                                                                               Odile Hunoult

1. Pierre Lecuire, 1966. 
2. Éditions des Busclats, 2010. 
3. Éditions des Ides et Calendes, 1997. 
4. Directeur puis président du Musée d’Art Moderne de 1992 à 1997. 
5. Où se trouvaient l’atelier et l’appartement parisien. 
6. Actuellement intitule Job raillé par sa femme, ce qui confirme l’affirmation réitérée de de Staël : « Les titres n’ont aucune importance. » 
7. « Que voulez-vous qui tienne un tableau si ce n’est la couleur ? » (10 décembre 1950). 
8. La troisième adressée à Anne ne figure pas ici. Le lecteur, qui par moments se sent voyeur, apprécie cette délicatesse.