La Nouvelle Quinzaine Littéraire - n°1095 - « Je ne divorce pas des morts »

 La Nouvelle Quinzaine Littéraire - n°1095 - « Je ne divorce pas des morts »
16 2013

« Je ne divorce pas des morts » 

Cette parole tenue devant le procureur par une de ses amies, Nadejda Mandelstam (1899-1980) aurait pu la prononcer elle-même. C'est d'ailleurs ce qu'a fait toute sa vie, après la mort d'Ossip Mandelstam dans un camp d'Extrême-Orient (le 27 décembre 1938). Ses souvenirs vont désormais constituer le pendant de l'œuvre du poète. Le côté pile. Et quand il s'agit d'Anna Akhmatova, il s'agit d'une relation à trois. L'ombre de Mandelstam est l'encre des mots de Nadejda, l'écriture de celle-ci l'épithalame de leur union.

Il est le brasier, elle en est le reflet ; mieux : elle porte des étincelles ; et mieux encore : elle se transporte au cœur. Nadejda Mandelstam est l'indéniable héritière de ces femmes décembristes de la première moitié du XIXe siècle, que Pasternak appelait « les nouvelles Jeanne d'Arc des bagnes de Sibérie », l'URSS stalinienne étant devenue tout entière, de l'isba à la datcha, jusque dans les appartements privés, même privilégiés, jusque dans les recoins des consciences, qu'elles soient ou non communistes, une Sibérie du bagne. Et Nadejda portait la force d'âme de ces femmes qui accompagnèrent les décembristes dans leur exil, en un monde toujours aussi désert, séjour des chacals couvert de l'ombre de la mort. Elle était habitée d'une rage. Elle ne s'orientait que grâce à l'espoir et à son amour pour Ossip Mandelstam.

Mandelstam nous apprend que Luther, comme seul argument, jetait son encrier à la face de ses contradicteurs : c'est justement l'un des exercices de Nadejda Mandelstam dans ses Mémoires (en particulier, II et III), où l'encre va jusqu'à éclabousser des personnes qui ne le méritaient pas : NiKolaï Khardjiev, par exemple (lui aussi gardien de l'œuvre du poète), ou même, à l'occasion, Anna Akhmatova. Mais quelle importance après tout ? Mémoires (Contre tout espoir, en français) reste pour l'essentiel un livre de juste colère. Biblique. Les souvenirs sur Anna Akhmatova, écrits aussitôt après la mort de celle-ci (1966), dans l'émotion, apportent un autre ton, c'est en un sens le Nouveau Testament avant l'Ancien : l'amour avant le feu vengeur, l'attention avant la passion. Et en quelque sorte, si l'on y songe, l'ordre rétabli de l'existence humaine, cet ordre singulier avec au départ l'unité et le syncrétisme qui absorbe les éléments étrangers, extérieurs à son propre fond, avant que se manifestent les divisions et le désordre même, que ne surgissent les différences, l'égarement et les écarts assurés, quand il ne s'agissait que de maintenir un regard attentif et unifiant.

Mais voici une attention retrouvée et redressée : Sur Anna Akhmatova. Elle ne s'arrête pas aux blessures mais les suit et, en même temps, les lave et les essuie avec la vie. « Chacun peut déchiffrer l'expérience de sa propre vie, mais rares sont ceux qui veulent le faire. » C'est que les relations avec soi-même ne sont pas simples. Et Nadejda Mandelstam avait voulu contrer un premier mouvement et détruire à jamais la première mouture de ses souvenirs sur Akhmatova. C'était compter sans Natacha Chtempel, l'amie du couple en exil à Voronej, restée alors en contact intime avec la veuve du poète : elle avait reçu et gardé ce texte, un double sans doute oublié par bonheur, à moins que… Et précisément à quelle leçon de bonheur nous conduit Nadejda Mandelstam ! « Le seul fait d'écrire suscite une attirance pour les hommes et renforce le lien avec eux. » Ici, Nadejda Mandelstam ne règle pas ses comptes mais ne compte qu'avec la vie. « Qui n'a jamais mis une pagaille épouvantable dans son existence incohérente ? » Et pourquoi s'en affliger si l'on arrive à miser chaque jour sur une attention lavée de cette pagaille ?

Une telle attention et un tel regard, Nadejda Mandelstam en a aussi la maîtrise, et elle l'enseigne à son lecteur. On ne s'étonnera donc pas du lieu où elle aboutit ni de la table d'orientation qu'elle choisit : « Je commence maintenant à comprendre que le destin de chaque personne recèle un sens, que chacun a une tâche essentielle qu'il peut accomplir, ou à laquelle il peut se dérober en prenant un chemin détourné. » Le chemin détourné : voilà les autres directions. Qui ne les a prises ? Et pris l'eau furieuse d'un tourbillon pour un événement favorable ou une heure propice ? Pour son heure ? Seulement, Nadejda Mandelstam n'est pas que dans la fureur, mais d'abord dans son « amour toujours en devenir ». Il y a alors cet équilibre intérieur qui fait que l'on voit le point d'appui de chaque chose et de chaque être. « Sous le voile léger de la grande dame, parfois d'une amabilité naturelle, mais le plus souvent assez rigolote, se cachait cette petite effrontée qui ne tenait pas en place » : tel est le point de fuite d'un faux horizon et la trace d'une jeune mousse sur un rocher à portée de main. La poésie d'Akhmatova : voile et défi. Sa place était en URSS sauf que, à l'instar de Mandelstam, Akhmatova ne voulait pas tenir la place que par avance on lui assignait.

Tout le long de son récit, elle s'ajoute à leur vie, à leur quotidien et à leur vie créatrice comme le bois s'ajoute au feu. Pour l'entretenir et à son tour devenir feu. « Comment se fait-il que trois têtes en l'air pleines de courants d'air qui n'en faisaient qu'à leur guise, trois personnes incroyablement écervelées – A.A., O.M. et moi – aient su préserver, sauvegarder et conserver toute leur vie cette triple union, cette amitié indestructible ? » Ils ne se voulaient pas, eux, « monocellulaires », clous et boulons d'acier du nouvel édifice social, mais ils voulaient préserver le grand air qu'offrent les siècles et les cultures, et la liberté de le respirer à toutes les fenêtres de soi. Et Nadejda scelle son écriture à l'écriture d'Ossip et d'Anna. Elle s'empare en quelque sorte du « bon droit poétique » dont parle Mandelstam, et elle le peut : elle a payé. Comptant. Buvant si bien son verre d'épreuves et de misère, qu'elle a payé, comme on dit, rubis sur l'ongle. Elle se soude à Mandelstam et Akhmatova : c'est l'expérience de sa propre vie.

Nadejda a voulu se lier par l'écriture à Ossip et Anna, deux fétus qu'elle saisit (le premier vite perdu sans elle, la seconde ballottée entre ses divorces, ses mises à l'index, ses retours en grâce provisoires et les arrestations de son fils). Par cette même volonté, le démon de l'Histoire, qui a broyé Ossip Mandelstam et poursuivi sans relâche les deux femmes, s'est vu réduire à un simple tabellion qui enregistre devant nous, lecteurs, leur contrat d'union. Il faut entendre ici le mot « volonté » : ce n'est pas la volonté de puissance des symbolistes, des futuristes et du pouvoir bolchevique qui les a absorbés (voir les ralliements de Blok, Brioussov, Maïakovski…), mais la force d'âme de l'acméiste, nourrie de quotidien, trempée des choses palpables, premières, de celles qui n'apportent pas l'idéologie mais la vie, et d'une culture jamais reniée.

                                                                                        Christian Mouze