La Quinzaine Littéraire - n°1004 - Écrire et aimer : Jean Rounault

 La Quinzaine Littéraire - n°1004 - Écrire et aimer : Jean Rounault
01 2009

Écrire et aimer : Jean Rounault

Voici un récit écrit en chapitres courts, chacun représentant une scène emblématique qu'on peut prendre comme accusation d'un état de choses. Mais ce n'est pas cela qui résulte au final de la lecture. Autre chose de plus fort et de plus beau.

Rainer Biemel (1910-1987) est un Roumain qui fit ses études et travailla la plupart du temps en France entre les deux guerres. Il rencontra à la Sorbonne (1929) une jeune compatriote issue, comme lui, de la minorité allemande de Roumanie, et l'épousa à Bucarest (1933). Le couple s'installe à Paris (1934). Les activités de Rainer Biemel étaient le journalisme (Agence télégraphique roumaine, correspondant des journaux de Bucarest), la collaboration à des revues littéraires, l'édition et la traduction : Biemel maîtrisait aussi bien le français que l'allemand. Il traduisit entre autres, avec Bernard Grasset, les Lettres à un jeune poète de Rilke et les textes antifascistes de Thomas Mann. Tant par son écriture que par ses interventions à la radio, Rainer Biemel s'engagea résolument dans la lutte contre le fascisme et le nazisme. En juin 1940, il gagne le sud de la France où il demeure un an (Périgueux, Toulouse). Il y publie un recueil de poèmes (La Saison de l'âme) que préface Jean de La Varende. L'œuvre est interdite en zone occupée. À cause de ses activités d'avant-guerre, Biemel est recherché par la Gestapo. Grâce à des papiers militaires de mobilisation dans l'armée roumaine, il réussit à rejoindre sa femme et sa fille en Roumanie (1942), et alors que son régiment part pour Stalingrad, il reste mobilisé sur place, au ministère de la Propagande à Bucarest où il fait des traductions, et à côté se consacre à l'édition : il publie ainsi en roumain Le Centaure et La Bacchante de Maurice de Guérin. Le 23 août 1944, l'Armée rouge entre en Roumanie. Le régime fasciste du maréchal Antonescu est renversé. La suite, Biemel l'expose dans son introduction à Mon ami Vassia: « Il me reste d'expliquer les circonstances de mon “voyage” en URSS. En janvier 1945, soixante mille citoyens roumains des deux sexes furent “requis pour le travail” en Union soviétique. À la suite d'un malentendu, je fus du nombre. J'aurais tort de me plaindre. Grâce à une erreur de la NKVD j'ai pu participer à la vie quotidienne des citoyens soviétiques. C'est là pour un “Occidental” un véritable privilège, car, comme chacun sait, n'obtient pas qui veut un visa pour l'URSS. »

Le récit de cet étrange séjour paraît à Paris, en 1949, sous la signature de Jean Rounault, avec une préface de Gabriel Marcel, et, dans l'embrasement de la guerre froide, vient se placer dans une lignée de publications et de révélations sur le communisme stalinien (Kravtchenko, Joseph Czapski, Boris Nicolaïevski…). À la veille de la Seconde Guerre, Anton Ciliga avait déjà donné le ton (Au pays du mensonge déconcertant, 1938). Rounault aura droit à son procès avec Les Lettres françaises, perdu par ces dernières. Que n'ont-elles d'ailleurs pas perdu, à vouloir en vain dénoncer un soi-disant collaborateur des nazis et omettre de révéler un véritable écrivain… Les hommes ne voient pas plus clair dans leurs maladies sociales que dans celles de leurs sentiments et de leurs passions intimes, et toutes les iniquités sont à remettre un jour ou l'autre sur la table. Rounault (c'est ainsi que l'ont baptisé ses camarades de travail russes, sans doute en référence à Renault qui symbolisait à leurs yeux la vie ouvrière française), lui, ne juge pas mais interroge. Il ne fait que raconter le travail et la vie quotidienne de ses compagnons déportés et des ouvriers locaux auxquels ils étaient mêlés, à Makeevka près de Donetsk (Stalino jusqu'en 1961), dans le bassin minier et métallurgique du Donbass (est de l'Ukraine).

Que pouvait faire, que pouvait penser alors un ouvrier en URSS ? « Je voudrais savoir pouquoi, dans le pays de Lénine, on ne donne rien à manger […]. Je ne me souviens pas d'avoir vu quelque part un mendiant aussi misérable que ces ouvriers en loques. » Et là éclate tout le talent de Rounault. Simplicité et précision de l'écriture. D'où découle toujours la vérité. À moins que ce ne soit un mouvement inverse : netteté et vérité d'un regard et d'une conscience, d'où viennent la simplicité et la précision de l'écriture. C'est en effet un style cursif et incisif où chaque mot touche des profondeurs. Témoigner et restaurer la vérité. Il y a l'horreur, la folie, la mort, le sublime, la gaieté, l'ironie, la bienveillance, l'indulgence, le possible dans l'impossible : le tout lié, à l'inexplicable façon russe. Et d'emblée un élan de sympathie, un homme sans autre demande que de toujours rencontrer d'autres hommes, sans autre gratitude que d'avoir pu les rencontrer et partager leur maigre pain et leur faim, et cette nourriture plus substantielle et cette faim plus nourrissante : une pensée libre. Mon ami Vassia. Légèreté d'une respiration dans l'enfer. Un titre qui est un programme de réel humanisme. C'est toute la souffrance humaine qui est mise à nu, sans pathos et comme sans bruit dans une écriture retenue et exigeante parce que toute la vérité est d'abord exigence vis-à-vis de celui qui la révèle. Elle demande à être là, pour elle-même, par sa seule force, et ne réclame certainement pas qu'on se serve d'elle. « Mais le wagon a peur. L'image du mort ne nous quitte plus. Les Roumains continuent de faire brûler une lumière à l'endroit où le paysan s'est suicidé. »

Après le voyage de déportation, itinéraire de dépouillement physique et moral, Rounault découvre à son arrivée en URSS, chez les autochtones, une quasi unique classe serve, attachée à l'usine, à la mine ou au kolkhoze qu'elle ne saurait quitter sans autorisation et déplacement déclaré. Attachée à la terre et au souterrain. Payée en dessous des salaires affichés. Culpabilisée à tout propos. Soumise ? Pas tant que ça. Il y a au travail la résistance passive, la multiplication des pauses-cigarette, une paresse de protestation. Il y a l'exutoire spirituel des jurons. Le surgissement imprévu d'une fête religieuse qu'on célèbre avec le voisinage. La persistance des icônes dans les logements, pas chez les maîtres, les chefs (natchalniki), bien sûr, mais chez les ouvriers (rabotchnié). Les rapports des premiers et des seconds ne sont que de méfiance, de surveillance et de sourde hostilité. Les uns retirent, les autres partagent. On découvre une guerre civile froide, un régime en lutte perpétuelle contre sa population, un monde prolétaire de mille façons réfractaire à son oppresseur, le stalinisme. Cette classe contrôlée, contenue, réprimée, étouffée, à côté d'inéluctables déviations, comme la multiplicité des trafics (« Je constatais à mon grand étonnement que le régime socialiste avait transformé ces ouvriers en marchands qui ne pensaient qu'à vendre et à acheter ») développe en permanence ses formes de résistance singulières, parfois joviales, et donne quelquefois naissance à des hommes qui n'ont d'instruction que celle de leur liberté intérieure. La vie carcérale à l'air libre est une convergence de paradoxes. Une flamme dansante peut en résulter. Vassia en est une. Il revendique « la vie libre ». C'est une sorte de Platon Karataïev des plans quinquennaux. Quelques mots anodins suffisent pour révéler sa conscience des choses et faire comprendre à son ami Rounault la nature en tout point mensongère du régime et de son ordre social. Il redonne à la parole une norme humaine et tangible, vérifiable de conscience à conscience, chaque fois remettant les mots, et partant les hommes, à leur place et à leur sens. Il rétablit le lien entre les êtres. Il rejette les faux poids et brise les fausses mesures. Il revient au simple et au vrai.

                                                                                                               Christian Mouze