La Quinzaine Littéraire - n°1085 - « Une série de petits chef-d'œuvres »

 La Quinzaine Littéraire - n°1085 - « Une série de petits chef-d'œuvres »
01 juin 2013

« Une série de petits chef-d'œuvres » 

Après les précédents volumes des nouvelles de D.H. Lawrence, Étreintes aux champs (2009), L’Officier prussien (2011) et Chère, ô chère Angleterre (2012, QL n°1064), voici le quatrième, traduit encore par Marc Amfreville. Il se fonde toujours sur la Cambridge Edition of the Works of D. H. Lawrence, qui permet de disposer des meilleures sources et d’un appareil critique particulièrement fiable.

Lawrence révisait beaucoup, aussi bien ses manuscrits que ses tapuscrits. Et comme il était toujours en voyage, loin de l’Angleterre, il ne pouvait veiller directement à la publication de ses œuvres. Beaucoup d’éditions anciennes étaient donc insuffisantes ou fautives et comportaient parfois des interventions éditoriales intempestives, alors que cette édition se rapproche davantage des intentions de l’auteur.

Ce volume IV rassemble treize nouvelles écrites entre 1924 et 1928, une période de voyages intense pour l’auteur, le plus souvent en Europe. La Grande Guerre, qui a tant influencé le recueil précédant, appartient désormais au passé, même si sa marque reste perceptible dans de rares allusions à des personnages disparus pendant le conflit. La rédaction des nouvelles de ce volume commence lors de voyages en France et en Allemagne, au printemps 1924. Elle se poursuit au cours de l’été 1924 aux États-Unis, lorsque l’auteur séjourne au Nouveau-Mexique et qu’il est encore hanté par son expérience mexicaine. Puis viennent divers séjours en Italie, jusqu’au printemps 1927.

On peut être tenté de lire ces nouvelles comme des ébauches ou encore des échos de ses romans. « La femme qui s’enfuit », qui donne son titre au recueil, préfigure le contexte mexicain du Serpent à plumes (1926). La nouvelle, publiée pour la première fois en 1924, est contemporaine du roman d’E. M. Forster, Route des Indes, qui montre les difficultés qu’on rencontre à vouloir faire communiquer la culture de l’Occident avec celle de l’Orient. Lawrence va beaucoup plus loin que Forster en montrant qu’aucune communication n’est possible entre la civilisation occidentale et la religion ancestrale des Indiens du Mexique. Et son héroïne connaît une expérience encore plus terrible que la jeune Miss Quested de Forster. Comme elle, elle fait preuve d’un certain romantisme et d’une certaine naïveté dans son désir de comprendre l’Autre, mais son romantisme est plus désespéré, puisqu’elle choisit délibérément de se détacher de sa religion, de sa culture, de son foyer, de sa vie de mère de famille et de femme docile pour connaître les dieux d’une tribu indienne, et que, à la différence de Miss Quested, elle y laisse littéralement sa peau.

« Jimmy et la femme désespérée » se situe en Angleterre, en plein pays minier, et n’est pas sans rappeler Amants et fils (1913) à cet égard. D’autres nouvelles, comme « Pas question ! » ou « La belle dame », datant du printemps 1927, sont contemporaines de la rédaction de L’Amant de lady Chatterley (1928) et s’interrogent également, à leur manière, sur la nature du désir féminin. Il en va de même pour « Soleil », qui appartient à une période un peu plus ancienne (l’hiver 1925-1926 en Italie), et qui montre de manière saisissante (et incroyablement hardie pour l’époque) la naissance du désir chez une Américaine que les médecins ont envoyée en Italie pour améliorer sa santé et qui s’expose nue au soleil.

Mais les nouvelles de Lawrence ne valent pas uniquement par les liens qu’elles entretiennent avec ses romans. Elles ont aussi leur intérêt propre et montrent à quel point l’auteur s’affirme comme un maître du genre. « Deux oiseaux bleus » et « L’homme qui aimait les îles » ont une inspiration satirique évidente et s’en prennent, avec lucidité mais sans méchanceté réelle, à l’écrivain Compton Mackenzie, à ses illusions et à ses faiblesses. Deux nouvelles sollicitées par lady Cynthia Asquith – « Joyeux fantômes », pour un recueil sur les fantômes, puis « La belle dame », pour une anthologie d’histoires policières – montent que Lawrence n’est pas à l’aise avec les commandes. La seconde nouvelle n’est en réalité « pas très meurtrière », comme il le souligne lui-même. Quant à la convention des fantômes, qu’il traite avec beaucoup de liberté, elle n’est manifestement pas faite pour lui, tant il est fasciné par le réel et la présence du monde. Pourtant, curieusement, la notion de « fantôme » ne lui est pas entièrement étrangère. Loin des conventions gothiques et des sensations faciles, il croit à la présence mystérieuse de personnages qui jouent un rôle déterminant dans la vie des autres.

C’est sans doute pourquoi l’étrange et fascinante nouvelle « La frontière » occupe une place importante dans ce recueil. Elle relate le voyage d’une femme d’origine allemande, mariée successivement à deux Anglais, qui retourne dans son pays natal après la guerre. Elle doit y retrouver son mari, Philip, un journaliste, ami de son premier mari, Alan, un officier disparu au combat en 1915. En chemin, à Strasbourg, elle aperçoit une ombre qui lui rappelle Alan. Lorsqu’elle retrouve Philip en Allemagne, l’état de santé de celui-ci l’inquiète. Il est affaibli et ses nuits sont troublées par la présence, dans son lit, du fantôme d’Alan, jusqu’à ce qu’un matin Philip soit retrouvé mort dans une mare de sang. Il se peut que la nouvelle ait une dimension personnelle, puisque Frieda, la femme de Lawrence, était d’origine allemande et que Lawrence l’avait « enlevée » à son mari. Si l’on identifie le second mari de la fiction, Philip, à Lawrence lui-même, à cause de sa maladie pulmonaire et de ses hémorragies, on peut se demander dans quelle mesure cette nouvelle ne représente pas les craintes de l’auteur : celle de sa propre disparition (qui aura lieu en effet quelques années plus tard, en 1930) et celle de l’attachement profond de sa femme à un autre.

Ce recueil offre donc de nombreux centres d’intérêt, et c’est à juste titre qu’il a été défini par Arnold Bennett, un romancier qui était l’exact contemporain de Lawrence, comme « une série de petits chefs-d’œuvre ».

                                                                                     Alain Jumeau