La Quinzaine Littéraire - n°990 - Le chef-d'œuvre de Robert Browning

 La Quinzaine Littéraire - n°990 - Le chef-d'œuvre de Robert Browning
16 avril 2009

Le chef-d'œuvre de Robert Browning

Lorsque L'Anneau et le Livre paraît, en quatre livraisons, de novembre 1868 à février 1869, Robert Browning (1812-1889) n'est plus un débutant. Il a déjà publié plusieurs recueils de poésie, qui ont souvent été assez mal accueillis, parce qu'il a la réputation d'être un poète difficiel, au style heurté, elliptique, dense. Pendant un temps, il a hésité entre la poésie et le théâtre, mais ses pièces (entre 1837 et 1844) se sont toutes soldées par des échecs. Toutefois, cette expérience du théâtre lui a permis de mettre au point une forme poétique très personnelle, qui est en quelque sorte sa marque distinctive, le « monologue dramatique ». Cela explique le titre d'un recueil de 1842, Dramatic Lyrics, mais aussi celui de 1864, Dramatis Personae, qui lui a valu un début de reconnaissance. Il a cependant conscience que le public anglais ne l'aime guère. Or, tout va changer avec ce nouveau poème, qui lui donnera enfin un prestige égal à celui de Tennyson (1809-1892), le poète lauréat.

L'Anneau et le Livre se présente comme une œuvre monumentale de 21 116 vers répartis en douze livres. En termes quantitatifs, cela représente environ dix pièces de Shakespeare, ou encore le double de l'épopée de Milton, Le Paradis perdu. Il s'agit en fait d'une épopée moderne – d'une œuvre d'une importance capitale pour le XIXe siècle, puisque dès le mois de mars 1869, un critique de la prestigieuse revue The Athenaeum donne le ton en parlant de « l'opus magnum de cette génération, le suprême chef-d'œuvre poétique de notre époque, le plus précieux et le plus profond des trésors spirituels que l'Angleterre ait produits depuis le temps de Shakespeare ».

Sur quoi donc porte cette épopée moderne ? Un sujet digne de L'Iliade, de L'Odyssée, de L'Énéide ou encore du Paradis perdu ? Absolument pas. Il n'est pas question de héros de l'Antiquité, de nobles batailles, de pérégrinations imposées par les dieux en guise de châtiment, de la fondation d'une ville qui va dominer le monde entier, et encore moins de la chute originelle de l'homme, mais de vérité et de culpabilité. Tout tourne autour d'un fait divers sordide, un crime affreux commis en Italie, à la fin du XVIIe siècle.

Le comte Guido Franceschini, noble désargenté de la ville d'Arezzo, essaie d'abord de faire carrière à Rome dans le sillage d'un cardinal. Les années passent sans qu'il réussisse, et il se décourage. Mais l'un de ses frères, un ecclésiastique, lui propose la voie du mariage, alors qu'il est déjà vieux, et il s'emploie à lui trouver une jeune fille pouvant faire l'affaire. C'est ainsi que Guido épouse Pompilia Comparini, qui n'a que treize ans : elle appartient à une famille roturière, mais ses parents possèdent une petite fortune, dont on s'aperçoit vite qu'elle a été surestimée. Après avoir versé une partie de la dot et promis de donner toute leur fortune, les parents s'installent au palais du gendre avec leur fille. Mais la cohabitation avec le comte et avec sa mère tourne vite à la catastrophe, à cause de questions d'argent. Les parents, s'estimant maltraités, retournent à Rome. C'est alors que la mère, Violante Comparini (prise de remords, ou animée par la vengeance ?), révèle que Pompilia n'est pas vraiment sa fille, mais la fille d'une prostituée à qui elle l'a achetée, après avoir simulé une grossesse, dans sa vieillesse, pour abuser son mari Pietro. Le comte Guido, furieux de cette révélation qui le déshonore, veut se débarrasser de sa femme, et l'accuse de le tromper avec le chanoine Caponsacchi, un jeune ecclésiastique mondain. Pompilia, tourmentée pendant des mois par son mari, sans cesse harcelée, et craignant pour sa vie, demande finalement à Caponsacchi de l'aider à fuir chez ses parents à Rome. Guido poursuit les fugitifs, les fait arrêter dans une auberge, au cours du dernier relais avant Rome, et s'arrange pour compromettre sa femme en produisant des lettres d'amour trouvées sur place – que Caponsacchi dément avoir écrites, et que Pompilia ne peut reconnaître comme siennes puisqu'elle ne sait ni lire ni écrire. Le procès en adultère se termine par une sentence prudente : Caponsacchi est banni pour trois ans à Civita Vecchia, non loin de Rome, et Pompilia est envoyée dans un couvent. On s'aperçoit plus tard que la jeune femme, alors âgée de dix-sept ans, est enceinte, et on l'autorise à rentrer chez ses parents, où elle donne naissance à un fils. Mais un soir, se faisant passer pour Caponsacchi, Guido force la porte, avec quatre hommes de main qu'il a recrutés parmi le personnel de son domaine. Il est décidé à « venger son honneur ». Dans le carnage, Violante et Pietro sont tués et Pompilia, ayant reçu vingt-deux coups de poignard, laissée pour morte. En fait, elle va agoniser pendant quelques jours ; elle va révéler la culpabilité de Guido, qui est arrêté, jugé et exécuté avec ses compagnons.

À partir de ce triste fait divers, Browning donne la parole, dans son poème, aux différents acteurs du drame, à certains témoins et aux juges. Il esquisse ainsi plusieurs orientations de la littérature moderne. La première consiste à abolir la frontière entre les sujets qui sont acceptables pour la poésie et la littérature et ceux qui ne le sont pas. Le banal, voire le vulgaire et le sordide, peuvent fort bien se hisser au niveau de l'épopée, comme Joyce s'en souviendra dans Ulysse, réécriture de L'Odyssée au cœur de la réalité quotidienne de Dublin. D'autre part, la diversité des points de vue sur une même affaire est source de richesse et de complexité. Elle permet de mieux cerner la vérité, celle de la victime, et celle du criminel, qui a également son intérêt. À la même époque, la technique des points de vue multiples a déjà fait son apparition dans le roman policier avec Wilkie Collins, et elle reviendra dans le roman moderniste avec Joseph Conrad, sans parler de sa systématisation dans les « quatuors » de Lawrence Durrell, plus près de nous. Enfin, la technique des monologues dramatiques permet à Browning d'éviter le piège de la poésir subjective : elle ouvre la voie à la poésie moderne, impersonnelle, où derrière les masques s'exprime un poète invisible.

L'idée du poème germe à Florence, en juin 1860, lorsque Browning découvre, en chinant au marché aux puces, un « vieux livre jaune » datant du XVIIe siècle, qui reprend divers documents du procès de Guido. Il en fait l'acquisition pour seulement une lire, mais il aurait pu l'avoir pour moitié moins s'il avait marchandé, tant la publication semble sans valeur. Pourtant ce livre (présent dans le titre) le fascine. Serait-ce parce qu'il se sent en affinité avec Caponsacchi qui a sauvé la jeune Pompilia, comme lui-même, en 1846, a sauvé sa femme, Elizabeth Barrett, poétesse à succès, recluse à Londres et quasiment séquestrée par la volonté d'un père autoritaire, avant de l'emmener vivre à Florence de 1847 à 1861 ? Toujours est-il que, s'il a respecté les données du vieux livre jaune, il s'est permis de modifier la chronologie sur un point : il a avancé la fuite de Pompilia et de Caponsacchi de six jours, du 29 au 23 avril, le jour de la Saint-Georges, pour mieux faire de son héros un pourfendeur de monstres et un libérateur. Après la mort de sa femme en 1861, Browning est rentré en Angleterre, pour y commencer une vie nouvelle. Il n'est pas revenu immédiatement au sujet fourni par le vieux livre jaune, mais à partir de 1864, il y a travaillé sans relâche, pour produire ce poème majeur.

Le premier Livre raconte sa  rencontre fortuite avec le vieux livre jaune. Quant à l'anneau du titre, c'est à la fois un souvenir personnel de sa femme, sa « lyrique Bien-Aimée » invoquée dans la conclusion, et le symbole de sa création : en orfèvre, il travaille l'or (les faits bruts de l'histoire) avec un alliage (son imagination poétique) pour en faire un anneau parfait. Dans le Livre II, la parole est donnée à l'opinion publique d'une moitié de Rome, favorable à Guido, puis, dans le Livre III, à une autre moitié, favorable à Pompilia, avant le Livre IV, où s'exprime un « tiers parti » qui essaye de tenir la balance égale entre les deux. Dans les Livres suivants interviennent les acteurs du drame encore en vie : Guido (V), Caponsacchi (VI), puis Pompilia (VII). Les Livres VIII et IX permettent de connaître le point de vue des avocats : Archangeli, défenseur de Guido, puis Bottini, défenseur de Pompilia. Le dernier à se prononcer après le procès est le Pape (X), auquel Guido a fait appel, arguant de sa qualité de clerc : pour le Pape, la culpabilité de Guido et l'innocence de Pompilia ne font aucun doute. La cause semble être entendue, mais Guido a droit à un second monologue (XI) : au lieu de se repentir, comme l'y exhortent des ecclésiastiques venus le voir dans sa cellule pour le préparer à la mort, il crache son venin contre ses victimes, mais aussi contre les ecclésiastiques, avant de s'effondrer et de révéler sa lâcheté, quand arrive le moment ultime. Le dernier Livre (XII), qui relate l'exécution de Guido et les suites de l'affaire, sert de conclusion au poème : le matériau brut est maintenant façonné et arrondi en anneau. Le lecteur français songe au vers de Baudelaire : « Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. »

La traduction qui est donnée ici n'est pas nouvelle. C'est celle que Georges Connes, grand angliciste dijonnais, a fait paraître chez Gallimard en 1959, assortie d'une substantielle étude documentaire de cent cinquante pages. Cette traduction a été réalisée pendant la période sombre de l'occupation allemande, en 1942-1943, en partie pour dissimuler des activités de résistance. Les péripéties qu'elle a connues avant d'être publiée offriraient matière à un roman. Dans son étude, qui analyse le poème à partir de sa genèse, le traducteur justifie le choix qu'il a fait de rendre les pentamètres iambiques de Browning non par des alexandrins, au rythme trop mélodieux, mais par de la prose. Ce choix est approuvé par l'auteur de la nouvelle préface, Marc Porée, l'un  des meilleurs spécialistes actuels de  la  poésie anglaise  du XIXe siècle, qui remarque cependant que, si le traducteur a réalisé un travail prodigieux, il a été conduit parfois à mettre les points sur les i et à rendre un peu plus explicite l'implicite. Mais comment échapper à ce dilemme ? De son côté, Marc Porée s'est livré à un travail d'édition de grande ampleur, en enrichissant l'annotation de Georges Connes et en examinant sa traduction minutieusement, pour signaler exceptionnellement un léger oubli ici, ou là une obscurité inutile. Mais son talent s'exerce surtout dans sa préface, d'une éblouissante de clarté, de culture et de sensibilité poétique. Elle ouvre diverses pistes d'interprétation, en suggérant notamment que derrière le procès officiel se tient peut-être le procès officieux, instruit par Pompilia contre l'ordre patriarcal, ou par Guido contre la chrétienté.

Il faut donc saluer l'initiative heureuse d'une maison d'édition toute jeune, qui, par cette édition bilingue, d'une présentation soignée, nous propose un chef-d'œuvre de la poésie victorienne annonçant la modernité, dans une traduction magistrale, servie par un travail éditorial de premier ordre.

                                                                                                                    Alain Jumeau