La Russie d'Aujourd'hui - « Sur Anna Akhmatova »

 La Russie d'Aujourd'hui - « Sur Anna Akhmatova »
03 janvier 2014

« Sur Anna Akhmatova » 

On ne peut que se réjouir de la parution des souvenirs de Nadejda Mandelstam, Sur Anna Akhmatova, pour au moins trois raisons : d’abord parce que ce livre est un rescapé, sauvé par Natalia Chtempel voisine des Mandelstam à Voronej, comme ont été sauvés dans des mémoires anonymes les poèmes de Mandelstam et d’Akhmatova, dont l’admirable Requiem. Sans ce réseau inespéré de résistance que resterait-il de leur œuvre ? Parce qu’on se souvient aussi des mémoires de Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, de sa plume alerte, de son esprit caustique et de la voix incroyablement libre et moderne de l’octogénaire. Enfin, parce qu’Anna Akhmatova, poétesse immense et son œuvre sont insuffisamment connues en France.

Elles se sont rencontrées en 1924 et ont traversé leur siècle dans l’œil du cyclone, « par un temps sans pitié », comme l’écrit Akhmatova. Tantôt c’est elle qui rend visite aux Mandelstam en relégation, tantôt c’est eux qui vont la voir à Léningrad, parfois ils se retrouvent à Moscou ; pendant la guerre Akhmatova sauve Nadejda en la faisant venir à Tachkent. Quarante années durant, vagabondes solitaires et complices, ballotées par la vie, chacune à sa manière au service de la poésie, elles se retrouvent, toujours pour des discussions sans fin : « Elle restait jusqu’à l’aube… elle fumait comme une folle… quand on ne sait pas ce qu’il est advenu de son fils, seules les cigarettes aident à retenir un hurlement sauvage de bête. »

Avec une intelligence et une liberté de pensée rares, elles analysent leur siècle, les comportements humains, leurs mécanismes, la responsabilité, la peur : « De tout ce que nous avons connu, le plus fondamental et le plus fort, c’est la peur et son dérivé – un abject sentiment de honte et de totale impuissance » et, fait sans précédent dans la littérature russe, leur statut de femme. Aux yeux des hommes, « un esprit logique est bien sûr un grand défaut chez une femme », écrit Nadejda, tandis qu’Akhmatova reconnaît non sans malice les avoir bernés en cachant son intelligence pour ne pas leur déplaire. Nadejda Mandelstam rappelle « la force de son intelligence et la causticité de son verbe », soulignant que «l’analyse [était] le fondement structurel » de sa pensée. Akhmatova, dit-elle, n’était pas la poétesse de l’amour mais « du renoncement à l’amour au nom d’une humanité supérieure ». Elle décrit une Akhmatova, toujours très bien informée, solidement ancrée dans son temps, au milieu de son peuple et de ses souffrances : pendant le blocus terrible de Léningrad, dans les appartements communautaires ou sous les murs des prisons, aux antipodes de la poétesse frivole et passéiste, stigmatisée par un pouvoir imbécile.

Portée pendant des décennies par la seule mission dont elle se savait investie, sauvegarder l’œuvre d’Ossip Mandestam, son mari, Nadejda a connu avec ses souvenirs une gloire tardive et inattendue, à la mesure de son cheminement exceptionnel et tragique à travers le siècle.

                                                                                        Christine Mestre