Le Clavier cannibale - Ulysse et le train de la vie : Julius Margolin

 Le Clavier cannibale - Ulysse et le train de la vie : Julius Margolin
09 novembre 2012

Ulysse et le train de la vie : Julius Margolin 

En refermant Voyage au pays des Ze-Ka, on avait laissé l’admirable et lucide Margolin en chemin vers l’Altaï, après cinq années passées dans les camps sibériens. Tel Ulysse désireux de rallier Ithaque, Julius va découvrir que la route qui mène au foyer est longue et tortueuse – une découverte d’ailleurs sans surprise, car l’auteur sait déjà à quel point tout déplacement en Russie et en Europe est un chemin de croix, de fer et de glace, jonché d’embûches administratives et d’impossibilités pratiques.

Le Livre du retour est composé d’un ensemble de textes distincts qui pourtant se font écho, et qui nous permettent de suivre, station après station, le périple odysséen d’un rescapé des camps. De Slavgorod à Haïfa, de l’enfer blanc aux rives solaires, il y a plus qu’un espace à parcourir : il y a un temps à traverser. Car Margolin va repasser par cette Pologne où il eut l’imprudence de retourner en 1939, plutôt que de rester à Tel Aviv, et en repassant par elle il va repasser par son passé, ses spectres, ses ruines.

Une fois de plus, ce qui frappe dans ce récit segmenté, c’est le style Margolin. Un style qui cherche en chaque chose la flamme, l’angle, la leçon, et tend entre les événements, les détails, et les humeurs des ponts sensitifs, et ce malgré un long compagnonnage avec l’inhumaine condition. Dans un texte intitulé « Non Omnis Moriar », Margolin donne la mesure du travail de mémoire auquel se livre le survivant afin de recouvrer un semblant de cohérence : sans cesse il achoppe sur un vers d’Horace dont la suite lui échappe. L’Ode se dérobe, incandescente dans son incomplétude. Car non seulement les conditions dans lesquelles il a vécu ont troué sa cohérence, mais elles l’ont comme dépouillé de son écorce première, d’un savoir que le froid et la violence sibérienne ont craquelé jour après jour, nuit après nuit. Il se jure donc de remettre la main sur ces vers qui le fuient. Et c’est à Tel Aviv que l’Ode d’Horace redéploiera ses ailes miséricordieuses : Non, je ne mourrais pas tout entier, une partie de moi-même échappera au trépas…

Mais certaines béances ne peuvent être comblées, et quand Margolin revient à Lodz, il manque une âme immense, il manque une synagogue et deux cent cinquante mille juifs : « La vie inachevée des habitants de Lodz criait en moi », écrit Margolin, qui explique en quoi sa ville n’est pas un cimetière mais quelque chose de pire encore, car :

« le cimetière, on y vient pour se rappeler le chemin de toute chair parvenue à sa fin naturelle. Mais mon peuple n’était pas mort – il avait disparu en plein jour, tout comme moi-même j’avais disparu de la vie en un instant, au moment où l’on m’avait jeté dans une geôle pour condamnés soviétiques ».

Margolin va donc quitter Lodz, non sans y avoir ravivé des souvenirs, dont il peint la vivace résistance à l’oubli en faisant appel à tous les sens, tous les sons, toutes les couleurs, relisant les journaux d’avant-guerre, soufflant sur la braise de tel ou tel souvenir, sacrifiant pour ainsi dire son souffle fragile au décor afin que s’y dressent et s’y animent les ombres d’hier. Ce que le nazisme et le système soviétique concentrationnaire ont détruit, Margolin veut croire qu’il survit, même dans la patience des limbes.

Impossible de citer tous les moments poignants par lesquels passe Margolin, ils sont indissociables de son trajet et de son écriture, de sa vision et de sa réflexion. Mesuré, prudent, résigné mais non vaincu, il n’écrit jamais sous le coup de l’émotion, préférant laisser l’émotion remonter lentement d’entre les situations, hors tout jugement hâtif, dans ce crépuscule du ressentir qui se méfie des nuances trop vives et refuse sciemment à la rage, sourde ou vive, le chemin de la vindicte. Un jour, après qu’il a passé en train le Don et le Dniepr, Margolin croise des prisonniers allemands qui travaillent sur les voies et quémandent du pain :

« Tout en pensant à la fosse commune près de Pinsk où reposait ma mère suppliciée, je leur donnai du pain avec une sorte de terreur mêlée de dégoût… »

Le lecteur découvrira les obstacles qui retardent le retour de Margolin en Israël, les chicanes administratives que l’auteur brave avec philosophie, ayant vécu le pire et bien désireux de jouir de la vie, que ce soit à Marseille où tout l’émerveille ou sur le bateau qui l’emmène enfin cers ce qu’il appelle « son » Occident. Mais le lecteur découvrira également l’ancien voyage de Margolin depuis la Pologne jusqu’en Israël avant la guerre, en train puis en bateau, via Varsovie, la Moldavie, Bucarest, la Transylvanie – et voilà qu’apparaissent les dômes d’Istanbul, que se profile la Grèce une fois la mer de Marmara entreprise, voilà que surgissent les premiers palmiers, et un beau jour, à l’aube, renaît le Carmel, le mont du prophète Elie. C’était avant que tout soit sali, fracturé, redessiné.

Le dernier tiers du livre rassemble neuf textes sur l’enfance, d’une intelligence et d’une sensibilité confondantes, et l’on peut y lire un des plus beaux portraits de père haï de la littérature. Un « malheureux despote » rongé par l’épargne, désaxé par des rages soudaines, usé par une inaptitude à tout. Un père qu’on déteste, et dont on déteste encore plus que tout le pouvoir de détestation. Un être en fuite de lui-même, noyé dans le conflit avec l’autre, n’aimant ni son travail de médecin ni les patients qu’il soigne, comme si la guérison même était détestable, lui étant refusé en son âme. À ce portrait fait pendant celui de la mère, non moins lucide et nuancé.

Dans Le Livre du retour, Margolin impressionne une fois de plus par cette puissante sagesse qui l’empêche de sombrer dans la haine ou l’engourdissement. S’il accepte de revivre par écrit ses expériences passées, c’est uniquement parce qu’il sait le passé à jamais effiloché tant qu’il ne l’a pas revécu en homme libre. Confiné des années dans le champ de la destruction, il sait l’éclat de la création. Il sait la liberté latente dans toute création. Cette liberté, qu’il redécouvre avec des poumons de nouveau-né malgré les rides du temps, elle est son bien le plus précieux, et il la cherche et la trouve à chaque page du grand registre des détails humains, l’ayant gardé en lui tel ce quignon de pain qu’il évoque à un moment, quignon qu’on lui vola et qu’il récupéra parce qu’à sa faim s’ajoutait un devoir de dignité. Et c’est ce devoir de dignité qui nous rend Julius Margolin et ses écrits non seulement admirables mais également indispensables.

                                                                                                              Claro