Le Figaro - La Russie d'Aujourd'hui - Broyé par l'absurde

 Le Figaro - La Russie d'Aujourd'hui - Broyé par l'absurde
20 avril 2011

Broyé par l'absurde

« Mon sujet le voici : un camp ordinaire en URSS ». Au milieu des marais et des forêts à perte de vue, les Ze-ka, des hommes en haillons, décharnés, éreintés par le travail, les privations, le froid, la crasse. Des baraques branlantes où des rats affamés disputent aux hommes le moindre rogaton.

Ce camp « ordinaire », Julius Margolin y est arrivé au terme d’un voyage interminable, commencé en Palestine où il vit depuis 1936. En 1939 il est de passage à Lodz, comme beaucoup il ne croit pas à la guerre imminente et se trouve pris au piège du pacte germano-soviétique qui signe la fin de la Pologne. Alors commence l’aventure kafkaïenne de Julius Margolin et de milliers de ses semblables. Car à la différence des détenus soviétiques, Margolin ne sait rien de l’URSS et de sa machine à broyer. C’est la volonté de comprendre qui permettra à cet intellectuel chétif et myope de traverser l’univers concentrationnaire et son cortège de calamités. « Malheur au faible ! », prévient–il. Quand il n’atteint pas les normes fixées, cela affecte sa ration alimentaire, il devient donc de jour en jour plus faible, incapable de résister à la rigueur de l’hiver, au travail accablant, à la brutalité des chefs et de ses co-détenus. Margolin décrit le processus de déshumanisation et l’absence totale de bonté ou de solidarité. Margolin aura lui aussi recours à la violence, c’est sa pire rancune : ses tortionnaires auront fait de lui « leur complice, leur élève, leur prosélyte ».

Cinq années passent : « Cinq ans auparavant, par une belle journée, les portes de la prison s’étaient refermées sur moi. Aujourd’hui, blanchi et brisé je marchais le long de la voie ferrée de Kotlas ; le sac pesait sur mes épaules. J’étais libre ; le poids n’était pas sur mon dos, mais dans mon cœur » ... Margolin revient de son Voyage au pays des Ze-Ka, il n’a désormais qu’un devoir, celui de rendre compte et « de transmettre l’appel au secours des hommes coupés du monde ».

Il écrit La Condition inhumaine que Calmann-Lévy publie en 1949, amputé d’un bon tiers. L’élite intellectuelle d’alors, dominée par les marxistes, rejeta impitoyablement ce brûlot antisoviétique. Les éditions Le Bruit du temps et Luba Jurgenson nous restituent aujourd’hui la part manquante de l’ouvrage. L’œuvre de Julius Margolin est achevée.

Christine Mestre