Le Matricule des Anges - Arbre de vie

 Le Matricule des Anges - Arbre de vie
01 janvier 2015

Arbre de vie

Raconter pour sauver ? Dans le silence mortifère d’une Hongrie muselée par la dictature, le premier roman de Péter Nádas, réédité, visite l’enfance et ses racines menacées.

« Au pied d’un sureau, entouré de buissons de lilas et de noisetiers », des enfants — deux ? trois peut-être ? — jouent à faire comme les grands. Réinventant la trinité familiale, ils esquissent le modeste paradis du quotidien : bruits de vaisselle agitée par « la mère », chambre de foin de « l’enfant » à l’heure du coucher et, surtout, ces histoires que l’on raconte, avant le sommeil — une tête posée sur des genoux, une main caressant un front. « Papa, raconte une histoire à l’enfant ! » Mais du jeu au simulacre grinçant, peu d’écart. Au cou de l’enfant — joué ? simplement imaginé ? — une veine gonflée, qu’il suffirait de trancher pour que s’en écoule tout le sang. Des contes étranges, peuplés de pieuvres et de chauve-souris, de tunnels et de jardins maudits. Et de ce front moite à la main qui le caresse, la troublante incertitude des identités respectives : qui le père, qui la mère, qui l’enfant ? À qui la main, à qui le front ? Quelles frontières des uns aux autres, de la fiction à la réalité, de la réalité à l’invention ?
Dans le long monologue qui compose cette Fin d’un roman de famille(initialement publié en 1991) — premier volume d’une trilogie romanesque poursuivie avec Le Livre des mémoires (1998) et le monumental Histoires parallèles (2012) —, la voix d’un jeune garçon entremêle les temps, les lieux, les rêves et les souvenirs, dissolvant peu à peu tout repère dans le vertige de la perception et la succession des miroirs et des dédales intérieurs, « chaque salle donnant accès à une autre salle, laquelle s’ouvrait encore sur une autre et je ne savais jusqu’où je devais aller pour atteindre le bout ». Rêve ou éveil ? « Je ne savais pas ». Seule la mort, ou sa menace, scande en des ruptures nettes cette nébuleuse indétermination dont témoigne un récit bégayant, produisant d’infimes décalages et de nouveaux corollaires : « Lorsque Grand-père mourut, Grand-mère remplit la lessiveuse d’eau et la mit à chauffer sur la cuisinière. Elle y ajouta deux poignées de sel et de la poudre noire, puis commença à remuer. [...] Lorsque Grand-mère mourut, j’allai chercher la lessiveuse, je la remplis d’eau, mais fus incapable de la soulever. Je ne trouvai pas la poudre noire. » Seul, l’enfant, perdu dans le cauchemar de l’Histoire. Perdu dans un espace opaque hanté par des images obsessionnelles qui circulent en boucle — bouche ouverte des agonisants, bouche ouverte d’un poisson asphyxié, bouche ouverte des morts que l’on tente de refermer. Doigt coupé, tête de serpent écrasée : effusion du sang — qui tache à jamais les mains du père, membre de la police secrète, visiteur nocturne et intempestif du clan familial. Sang qui sourd des veines jadis tranchées du Grand-père, sang qui passe de fils en fils, de génération en génération. Sang de la lignée, sang de la race : l’intime croise avec la grande Histoire, dont on lit en filigrane la propension catastrophique — ombre de l’Holocauste, bombardements meurtriers où plane le souvenir muet de la mère disparue, ravages du totalitarisme dans une Hongrie dévastée par la peur et la faim. Rien n’interrompt cet immense vacillement, sinon le rituel quasi sacré où le Grand-père récite, avec fureur parfois, les histoires — familiales, légendaires, mythiques — où s’ancrent les racines de la judéité familiale : « Tu es Cohen, de la tribu du grand-prêtre Aaron. » 
Vertu de la parole contre le silence qu’impose le régime dictatorial ? Terreau d’où puiser une sève nourricière ? De la transmission produire le miracle évanescent d’un pas plus ferme, d’un fil plus sûr ? Réaffirmer une filiation ininterrompue malgré la barbarie et la violence de l’Histoire, et résoudre le trouble identitaire par l’énonciation de la grande généalogie juive ? Mais est-il encore seulement possible de reconstruire, de colmater, d’effacer la déchirure ? Ce rêve de permanence (« L’histoire que je raconte n’a pas de fin. Elle continuera en toi et tu la transmettras à ton tour, si tu peux. »), le mûrier à l’ombre duquel s’énonce le récit familial l’incarne. Et c’est encore cet arbre, « qui grandit et continuera sans doute à grandir », comme la promesse qu’il contient, que Nádas photographiera un an durant, quotidiennement, alors qu’il faisait le récit de l’expérience de mort imminente qu’il vécut en 2001 : dans La Mort seul à seul (2004), les images d’un grand poirier sauvage dessinent ainsi un contrepoint majestueux et immobile à la disparition.

                                                                                             Valérie Nigdélian-Fabre