Le Monde Des Livres - André du Bouchet, la terre pour poème

 Le Monde Des Livres - André du Bouchet, la terre pour poème
06 mai 2011

André du Bouchet, la terre pour poème

Considéré avec Yves Bonnefoy et Jacques Dupin comme un poète emblématique de la génération de l'après-guerre, André du Bouchet (1924-2001) incarne la poésie dans sa vivacité inquiète. À l'occasion du dixième anniversaire de sa disparition, les éditions Le Bruit du temps publient deux livres qui rassemblent une grande partie de ses œuvres de jeunesse. Le premier, Aveuglante ou banale, permet de toucher du doigt la réflexion menée dans les années 1950. Plusieurs centaines de pages traduisent la lecture intensive de Baudelaire, René Char, Francis Ponge. Bel héritage pour un poète qui se cherche en refusant la pose ; triple horizon qui se déploie entre une modernité rebelle et conquérante, une écriture travaillée par la guerre et le parti pris des choses. La poésie lui semble déjà inacceptable, voire immorale si elle ne retient pas "un taux de réalité".

Les grands essais permettent de mieux saisir de l'intérieur le sens profond d'une filiation : Hugo, le repère absolu, avec son art de transcender sa vie dans son poème, et Reverdy, le calme au milieu de la tempête dans sa manière si personnelle de trouver l'inspiration sans rien laisser paraître. « Il n'y a qu'à dire ce que l'on voit/ce que l'on sait/et tout est inventé », remarque du Bouchet, avec ce prosaïsme qu'il revendique sans cesse.

« De l'ombre sur les épaules »

L'autre volume, Une lampe dans la lumière aride, présente les carnets qu'a tenus du Bouchet au cours de la même période. Sept années de notes au quotidien permettent de mesurer, en temps réel, l'intensité de la vie qui se déploie. On y devine les traces de son séjour en Amérique : huit ans de formation et de découvertes, huit ans passés à attendre le retour en France après le départ traumatisant en plein chaos, en 1940. On y surprend aussi un appétit de vivre qui le voit flirter avec le communisme, tâter de la psychanalyse, tendre au bonheur après son mariage avec Tina Jolas. Mais le livre éclaire surtout la façon implacable dont se dessine progressivement un paysage intime. En 1952, l'année de la mort de son père, André du Bouchet précise son intuition de la poésie à venir : « Je veux dire les choses bizarres qui sortent de la bouche de la nature/l'expression étrange de la simplicité/elle n'est jamais simple avant qu'on ne s'y soit absolument familiarisé – qu'on soit corps et âme passé dedans. »

Dans la chaleur vacante, son premier livre publié au Mercure de France, évoque à mots couverts les accidents de la vie, mais il retient d'abord les sources vives d'un univers en friche. « Je prête mon souffle aux pierres. J'avance, avec de l'ombre sur les épaules », écrit un du Bouchet soucieux de coller à la réalité. Les grands poèmes de la maturité épousent les marches du poète sur ses chemins de terre ; Ici en deux, bientôt réédité dans la collection "Poésie/Gallimard", traduit avec une rigueur accomplie son sentiment de faire corps avec les éléments. En 1983, du Bouchet revient sur son parcours ; il parle du monde qui s'est effondré sous ses pieds au moment de la débâcle de 1940, précise qu'il pense écrire pour retrouver « une relation perdue ». Comment ne pas voir aussi dans cet aveu une allusion discrète aux années d'après-guerre ? Comme une réponse lointaine à René Char, qui partira avec sa femme et ignorera sa fille.
Contre la poésie qui parle trop fort et se trahit d'elle-même, contre l'emprise du verbe, l'œuvre de du Bouchet impose la force du silence et la vertu des mots. Une bouteille à la mer pour renouer les fils… Bref, une leçon de poésie qui passe entre les lignes.

                                                                                                     Didier Cahen

L'aventure des carnets inédits

Une lampe dans la lumière aride est un texte de toute beauté : 300 pages d'une fraîcheur singulière, animées par le mouvement de la marche qui accompagnait l'écriture d'André du Bouchet. « C'est très physique, battu de terre, tout en étant continûment au grand air, dit Anne de Staël, dernière épouse du poète, qui a exhumé ces carnets de jeunesse. Au retour, il posait son carnet près de la machine à écrire et dactylographiait une ou deux phrases qu'il affichait au mur, pour voir si elles pouvaient s'incorporer à ce qu'il écrivait avec intention. De sorte que ces carnets constituent l'unique manuscrit d'André du Bouchet. »

Ces notations de sept années mêlent, dans une trame unique, poèmes, récits de rêves, proses réflexives, fragments. Une splendide publication posthume, que l'on doit à une conjonction d'enthousiasme et d'obstination - un éditeur, une équipe de chercheurs pour déchiffrer les textes. En tout premier lieu, il fallait quelqu'un pour “inventer”, mettre au jour le trésor et ce fut Anne de Staël.

Attentive, discrète, habituée depuis l'enfance à observer la création à l'œuvre, dans l'atelier de son père, le peintre Nicolas de Staël, elle en a donné sa “vision personnelle” dans un magnifique ouvrage, Staël. Du trait à la couleur (Imprimerie nationale 2001). Pour elle, le dialogue a été constant entre peinture et poésie : elle a assisté à l'amitié passionnée entre René Char et Nicolas de Staël, dont elle a préfacé la Correspondance 1951-1954. Elle connaissait les affinités profondes entre Alberto Giacometti et André du Bouchet, si proche de l'artiste lorsqu'il note : « Mes poèmes, c'est ce qui a réussi à ne pas être détruit. »

La recherche du paradoxe

Après la mort d'André du Bouchet, elle a d'abord retrouvé, dans une malle, les essais inédits aujourd'hui rassemblés sous le titre Aveuglante ou banale : « J'ai été subjuguée, dit-elle, par Les Dizains contrastés, sur Maurice Scève. C'est de lui-même qu'il parle ! Toute sa vie, il a recherché le paradoxe, la contradiction et le renversement des émotions. »

Quant aux carnets de jeunesse, elle en a confié la sélection à Clément Layet, qui « connaît parfaitement l'œuvre » et avait rencontré le poète. « C'est à sa demande qu'il a écrit l'étude parue chez Seghers. Il avait 22 ans ! »

Ces carnets, les seuls dont André du Bouchet n'ait pas revu lui-même la transcription, ont failli disparaître. En décembre 2000, il les avait rassemblés sur la table et avait allumé un grand feu dans la cheminée, dans l'intention de les brûler. « Mon cœur battait, raconte Anne de Staël, je me disais que je n'avais pas le droit de l'en empêcher. À ce moment, le téléphone sonne : Janine des Forêts nous annonce la mort de Louis-René. “Alors nous sommes tous morts”, a dit André. C'était un des êtres qu'il aimait le plus. Le feu diminuait. Il n'a plus songé à brûler les carnets. Il est mort en avril. »
Ces belles pages, où le poète évoque parfois sobrement angoisses et bonheurs personnels – un père, une femme aimée, une enfant – avant de prendre définitivement congé du biographique, donnent une profonde dimension humaine aux poèmes plus abrupts dont elles ont été le terreau.

« J'ai pris sur moi de les publier, dit Anne de Staël. Cette lecture m'a bouleversée. C'est comme un tison, une flamme. Un grand secret gardé toute une vie, qui se met à éclater à vos yeux, parce que l'homme n'est plus là. Je connaissais ces éléments de sa vie. J'ai été d'autant plus émue par la transmutation poétique qu'il en fait dans les carnets. Il est constamment hanté par un point intime qui rejoint l'universel. »

                                                                                              Monique Petillon