Le Monde - Objet poétique

 Le Monde - Objet poétique
12 juin 2015

Objet poétique

« Comment fait-on pour traduire un poème ? Le traduire sans le détruire ?
— Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.
— En plein vol ?
— Oui, en plein vol et à mains nues.
— Faut-il de la force ?
— Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son squelette fragile s’effrite dans la paume.
— Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?
— Eh bien, il vole.
— À l’intérieur de la main ?
— Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »

Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Étude de l’objet, dans l’édition bilingue que propose Le Bruit du temps. Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de « La Joconde » :

« avec un sourire assidu
noiraude muette et rebondie
Comme faite de verre bombé
sur fond de paysage en creux

(...)

ses yeux rêvent d’éternité
mais dans son regard dorment
des limaces »

La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés. Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (...) la parole par la parole ? »

Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.

On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généraliser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.

                                                                              Agnès Desarthe, écrivaine