Le Monde - Texte puissant, beauté du jeu : un moment magique, trahi par le surtitrage

 Le Monde - Texte puissant, beauté du jeu : un moment magique, trahi par le surtitrage
14 septembre 2012

Texte puissant, beauté du jeu : un moment magique, trahi par le surtitrage 

Par une belle nuit, pas si obscure, vous sortez du Théâtre de l'Odéon, et une question vous tarabuste : pourquoi ces Beaux Jours d'Aranjuez, avec lesquels Luc Bondy inaugure son mandat de directeur, n'ont-ils pas suscité l'émotion escomptée, dans une salle qui pourtant, en ce soir de première du 12 septembre, était en grande partie acquise d'avance ?

Tous les ingrédients étaient là : un texte magnifique de Peter Handke, dont Les Beaux Jours marquent le retour en majesté au théâtre, après la polémique de 2006 qui avait fait suite à la déprogrammation d'une de ses pièces à la Comédie-Française, en raison des positions contestables de l'écrivain sur la guerre en ex-Yougoslavie. Deux grands acteurs – une grande actrice, surtout, Dörte Lyssewski, accompagnée de Jens Harzer. Et le talent habituel de Luc Bondy.

La réponse est bête à pleurer : le surtitrage bâclé a en grande partie gâché la soirée. Luc Bondy a choisi d'ouvrir sa première saison avec ce spectacle créé au Festival de Vienne. Le texte de Peter Handke, qui a été écrit en français, est donc joué en allemand. Et surtitré, dans des conditions assez peu dignes d'une grande maison comme l'Odéon : l'écran de surtitrage, placé beaucoup trop haut, oblige les spectateurs non-germanistes à une gymnastique incessante, peu propre à favoriser l'écoute attentive de cette partition subtile.

Mais surtout, le texte proposé en français à la lecture n'est pas celui de Handke : réduit, dénaturé (retraduit de l'allemand ?) et accessoirement bourré de fautes d'orthographe, il arrive de surcroît souvent en décalé.

Tout cela dit, revenons à l'essentiel, la partition, donc, d'une rare beauté, composée par l'auteur de L'Heure de la sensation vraie. Une partition, oui, plus qu'une pièce de théâtre. Un homme, une femme, un jour d'été. « Une femme et un homme sous des arbres invisibles, seulement audibles, avec un vent d'été doux qui, d'un temps à l'autre, rythme la scène », écrit Peter Handke avant que leur dialogue ne commence. « C'est comme si s'écoulait, avec chaque bruissement des arbres, une heure, ou un jour entier. »

Ils sont là, dans ce temps suspendu, sans que l'on sache vraiment quel lien les unit, et dans un jeu étrange, qui a ses règles, avec leurs transgressions. L'homme demande : « La première fois, toi avec un homme, c'était comment ? » Ils sont là, dans la profusion du monde, sa vibration, qu'ils sont encore capables de percevoir : un faucon s'envole entre les arbres, des libellules « sans lac, sans eau visible », font entendre le crissement de leurs ailes.

Tout Peter Handke est là, le temps et l'absence, la lumière et l'ombre, et la question de comment être au monde, lui appartenir, dans ce monde-ci où le vacarme a recouvert le bruissement des êtres et des choses. Quelles sont les possibilités de l'amour, de la beauté, dans un tel univers, où la guerre des sexes a été déclarée ? Les Beaux Jours d'Aranjuez – le titre de la pièce renvoie explicitement au premier vers du Don Carlos de Schiller : « les beaux jours d'Aranjuez sont passés… » – jouent sur ce sentiment du paradis perdu – éternellement perdu. Dans le texte de Peter Handke, une pomme circule entre l'homme et la femme.

Cette pomme ne figure pas dans la mise en scène de Luc Bondy – il n'en reste que la trace, le fantôme, dans la main des deux acteurs. Cette mise en scène prend un parti très net. Pas d'arbres, pas de nature bruissante, sur le plateau de l'Odéon. Comme dans un tableau d'Edward Hopper, la scène a lieu derrière le rideau de théâtre, et la nature n'est plus qu'un tableau, une représentation.

Dörte Lyssewski et Jens Harzer sont deux fauves de théâtre, qui se blessent, se dévorent, s'aimantent et essaient de se donner de la douceur, comme ils pourraient le faire dans une pièce de Tennessee Williams – lequel Tennessee court lui aussi comme un drôle de fantôme tout au long de la pièce.

Dörte Lyssewski, fantastique, atmosphérique – il faudrait un article entier uniquement pour décrire tout ce qui se passe sur le visage et le corps de cette actrice – marche comme les danseuses dans les spectacles de Pina Bausch, et cela n'a évidemment rien d'un hasard. Paradis perdu, beauté du monde recréée – ou lue ? – par l'art.

La fin est très belle, qui voit le rideau rouge du théâtre – dans le théâtre, au milieu de la scène, jusqu'ici fermé – s'ouvrir lentement, très lentement, dévoilant un ciel nocturne piqué d'étoiles. La représentation, le théâtre, ouvre sur la nuit et sur le monde, comme l'écriture de Peter Handke ouvre le regard.

Quel dommage que ces Beaux Jours d'Aranjuez n'aient pu tenir cette note à la fois profonde et aérienne tout au long de la représentation. À la fin, à la toute fin seulement, on saura que l'homme s'appelle Fernando, et la femme, Soledad.

                                                                                        Fabienne Darge