Libération - Les œuvres complètes de Mandelstam. La flèche du temps, par Philippe Lançon

 Libération - Les œuvres complètes de Mandelstam. La flèche du temps, par Philippe Lançon
27 avril 2018

A Saint-Pétersbourg rebaptisé Petrograd, il ne fait pas bon vivre à l’hiver 1920. C’est la révolution, la guerre. La misère et donc la faim. Quelques créateurs ont des chambres à la Maison des Arts, ancienne demeure d’une dynastie de riches marchands. Parmi eux, l’un des grands poètes du siècle : Ossip Mandelstam. Il a 29 ans. Dans la Pelisse, bref récit d’inspiration gogolienne publié deux ans plus tard, il se souvient : «Nous vivions dans le luxe misérable de la Maison des Arts […], nous, poètes, artistes, savants, membres d’une étrange famille rendus à moitié fous par le rationnement, retournés à l’état sauvage, léthargiques. Le gouvernement n’avait rien en échange de quoi nous nourrir, nous ne faisions rien. […] Nos pièces n’étaient pas chauffées, il y avait en revanche dans la maison elle-même des réserves intactes de combustible : une banque désaffectée, à peu près quarante chambres vides où s’amoncelaient à hauteur de genoux de solides cartons de banque.»Les prend qui veut. L’esprit est une chaussure trouée, une sandale ailée, une nourriture terrestre. Il flambe autour du feu à la vitesse et dans le vide que laissent les événements.

Odeur de coffre

Lui, Mandelstam, a sa pelisse sur le dos. C’est aussi une pelisse de mots qui couvre son destin, et comme un autoportrait : «L’une de ces pelisses que portaient les popes et les vieux marchands, cette gent réfléchie, impassible, des malins (qui ne restituent rien aux autres, ne cèdent rien d’eux-mêmes), oui, pelisse ou froc, son col se dresse comme un mur, son grain est fin ; jamais retouchée, elle ne trahit pas son âge, une pelisse propre, ample, et je la porterais bien comme si de rien n’était, même si d’autres épaules s’y sont logées, mais voilà, je ne peux pas m’y faire, elle dégage une mauvaise odeur, comme de coffre, et aussi d’encens, de testament spirituel.»Sous la pelisse, un homme et, en lui, l’essence des civilisations que ses poèmes condensent : juive, grecque, romaine, byzantine, catholique, orthodoxe, romane, gothique, classique, romantique, symboliste, moderne. Il ne voyage pas à travers le temps. Il l’unit. Trois mots pour qualifier son geste littéraire : vite, concret, profond.

1911 : «Depuis longtemps j’aime, pauvre artiste, / la misère, la solitude. / J’ai pour faire un café au réchaud, / acheté un trépied léger.» C’est l’année où il rencontre le poète Anna Akhmatova, étudie les langues romanes, entre dans le mouvement acméiste. Comment définir l’acméisme ? Un autre poète russe, Joseph Brodsky, admirateur de Mandelstam et comme lui de Saint-Pétersbourg, en donne soixante ans plus tard cette définition : « C’est la nostalgie d’une culture mondiale.» Mandelstam n’a aucune nostalgie. Il est la flèche de cette nostalgie, la flèche du temps. Et il définit la courbe de sa trajectoire : «Ainsi s’effondrent en poésie les frontières entre nations, et les éléments d’une langue s’entr’appellent avec ceux d’une autre par-dessus la tête de l’espace et du temps, une fraternité s’affirme en toute liberté dans le patrimoine de chacune d’elles et unit tous les idiomes, des consanguinités se font fraternellement signe au sein même de cette liberté et familièrement se hèlent.» L’Etat stalinien liquide les corps, dont celui de Mandelstam en 1938, pour tuer ses voix. Il n’y parvient pas. Notre monde «globalisé» y parvient : on n’entend plus de poésie.

A propos du poète André Chénier, mort sur la guillotine en 1794, comme lui victime d’une idéologie totalitaire et d’une accélération de l’histoire, il écrit : « Le rossignol mort n’enseigne le chant à personne. » Mais son oiseau fétiche, auquel il s’assimile dans ses derniers poèmes, en 1936, alors qu’il est relégué par les staliniens à Voronej et va bientôt mourir en déportation en Sibérie, est le chardonneret : « Mon chardonneret, je redresse la tête, /ensemble nous contemplons le monde : / jour d’hiver, piquant comme balle de blé, / dans ta prunelle est-il aussi raide ? La queue en barque, le plumage noir-jaune, / et sous le bec infuse le rouge - / sais-tu à quel point toi, le chardonneret, /à quel point, dandy, tu te pavanes ? […] là et là en alerte il ouvre l’œil, l’ouvre ! / pas même un seul regard - envolé.»

Né à Varsovie en 1891, Mandelstam est juif. Sa famille s’installe à Saint-Pétersbourg quand il a 5 ans. En 1907, il adhère au Parti socialiste révolutionnaire (ses membres seront éliminés par les bolcheviks). Il voyage un peu à Paris, en Italie. Il apprend les langues, il traduit la Phèdre de Racine. Aucune des religions et des cultures qu’il arpente ne peut résumer son appartenance : « Non, de personne jamais je ne fus le contemporain, / je n’ai que faire d’un tel honneur. » Son nom vient du noyau de l’amandier. A quoi ressemble-t-il, en 1920, dans cette Maison des Arts ? L’écrivain Viktor Chklovski, qui s’y trouve également, écrit : « Ossip Mandelstam broutait comme un mouton dans toute la maison et migrait, comme Homère, d’une chambre à l’autre. Il est un interlocuteur d’une intelligence peu commune. Le défunt Khlebnikov le surnommait "la mouche de marbre". Akhmatova dit que c’est un grand poète. Mandelstam avait pour les sucreries un faible qui touchait presque à l’hystérie. Malgré la dureté des circonstances - il ne possédait pas de bottes, sa chambre n’était pas chauffée - il restait un enfant gâté. Son indolence presque féminine et sa superficialité d’oiseau ne manquaient pas d’une certaine logique. Il était un véritable artiste et l’artiste est prêt à tout pour être véritablement libre d’accomplir l’unique devoir de sa vie, même à mentir. En cela il rappelle le singe qui, comme disent les Hindous, ne parle pas de peur qu’on l’oblige à travailler. »

Veuve prodigieuse

Muni de cette pelisse et de ce portrait, il est possible d’entrer dans son œuvre complète que publie aujourd’hui en deux volumes soignés Le Bruit du temps ; car, chez lui, tout est lié : l’allure, l’insolence, la spontanéité perçue comme histrionique, l’incapacité à feindre, la poésie, la prose et finalement cette épopée de quasi-mendiant dans une URSS à feu et à sang et ce destin final qui, à la suite d’un poème de 1934 se foutant violemment de Staline, le conduira vers la mort à la Kolyma.

Nadejda, sa veuve prodigieuse, écrit : « Mandelstam se comportait comme s’il n’existait ni instructeurs politiques, ni aucun public en général. Il y avait des hommes, et parmi eux, il y avait lui, un homme comme les autres. Il ne voulait admettre aucun public devant lequel il aurait fallu jouer la comédie. […] Il ne savait pas ce qu’était une "attitude", car il était toujours en mouvement, et ses paroles et ses actes ne s’accordaient qu’avec ses sentiments et ses idées. De là sa spontanéité, ses réactions violentes devant tout mensonge et toute bêtise, et surtout la bassesse que nous rencontrions à chaque pas. » (1)

Mandelstam a écrit contre Staline, parfois même ironiquement pour lui. Il sait l’horreur de ce qui a lieu, et, comme le reste, il l’accepte. Mais il continue de chanter au cœur de ce qui est, comme sur un tas de corps et de fumier. La tragédie vécue donne-t-elle sens à ses poèmes ? Ses poèmes donnent-ils sens à la tragédie ? Quels liens entretiennent son existence et son génie ? Voilà un demi-siècle que ses lecteurs se le demandent, voilà un demi-siècle qu’ils n’ont pas la réponse. Ils ne l’auront jamais. Ils lisent Mandelstam comme sur une ligne de crête entre l’écriture et la vie.

Lampe magique

Le premier volume, bilingue, réunit les poèmes, quatre recueils publiés, mais aussi de nombreux qui ne l’ont jamais été, sauvés ou reconstitués pour la plupart par Nadejda. Les brouillons sont également publiés. Pour Mandelstam, ils sont essentiels, car ils fixent le mouvement sonore et spirituel : « Nous conduirons la mine durcie / aux endroits que la voix désigne. » Souvent, ils étaient dictés par lui à sa femme, ou écrits n’importe où. Les papiers étaient planqués dans des bottes, une valise, une casserole, d’où elle les ressortait pour les déchiffrer ou les reconstituer : que tant de siècles et d’images finissent dans une vieille chaussure, pour en ressortir comme d’une lampe magique, est une bonne métaphore de son art.

Le second volume réunit les essais, articles, textes en prose de toutes sortes. Mieux vaut commencer par la fin et lire d’abord Entretien sur Dante, écrit en 1933 et dont la publication fut refusée. Etudiant alors l’italien, Mandelstam pénètre dans l’Enfer de Dante comme au sein d’une caverne sur les parois de laquelle il déchiffre son propre art poétique : « En poésie, où tout est mesure, naît de la mesure, se meut autour d’elle, à cause d’elle, les instruments de mesure sont la quintessence d’un outil d’une nature singulière, ils jouent un rôle actif et particulier. Ici, l’aiguille frissonnante de la boussole ne se contente pas de répondre aux caprices de l’orage magnétique, c’est elle-même qui le déclenche.» La souplesse du russe se prête, semble-t-il, à cette explosion venue du cœur même de la langue ; à cet essaim circulant entre les colonnes d’un temple ordonné, semblable aux grandes perspectives de Saint-Pétersbourg : «La plénitude sémantique équivaut au sentiment de l’ordre accompli. »

Revenons en 1920 à la Maison des Arts. Chklovski lui offre la torche du vieil Homère. Poème publié dans son premier recueil, la Pierre :« L’insomnie. Homère. Et se tendent les voiles. / Survolé le catalogue des vaisseaux : / leur longue nichée, ce cortège de grues / déployé un jour au-dessus de l’Hellade. / […] Homère, la mer, tout par l’amour est mû. / Qui écouter ? Voici qu’Homère s’est tu, /que, noire, à mon chevet vient bruire la mer / et dans un pesant grondement vaticine. » Ces vers ont été écrits en 1915. C’est l’année où il passe ses examens en langue française, psychologie, échoue en latin. Il traduit Phèdre de Racine. En lui, comme dans une grenade, les couches du temps se concentrent déjà pour exploser, son à son, mot à mot, par l’instant vécu. Le poème doit dépasser « la misérable urgence logique » : elle ne correspond à rien de ce qui est vécu, en soi comme autour de soi. Ce n’est pas le temps perdu que Mandelstam recherche ; c’est le temps uni et libéré qu’il trouve. Le poème permet ça : il est, écrit sa femme Nadejda après sa mort, « une charrue qui soulève les couches profondes du temps, et, de ce fait, une victoire sur le temps. » Sa langue vient d’aussi loin que possible et se pose aussi près que possible. Elle met au même instant sur l’Acropole avec Socrate, aux portes du Styx avec Ulysse, au théâtre avec Phèdre, dans une misérable cuisine soviétique ou sous un pommier au printemps : «Le froid chatouille le crâne, / mais l’avouer ne se fait pas / le temps, en moi sa faux tranche, / comme il entama ton talon.» Est-il d’Achille, ce talon, ou d’un athlète qui rebondit sur la piste qui le conduit vers sa fin ? Le poème est adressé à Nadejda, rencontrée l’année précédente. Talon concret, donc : peut-être celui d’une femme qui souffre, qui boîte. Mais, dans la poésie de Mandelstam, le détail accueille les héros et les siècles comme dans un entonnoir, sans autre hiérarchie que celle imposée par le son, le rythme, l’image.

Le son est le noyau ; le rythme, la croissance ordonnée ; l’image et la culture qu’elle porte, le fruit. C’est indivisible, et donc presque intraduisible. Joseph Brodsky en fait le constat soixante ans plus tard : Avec lui, « les contraintes qu’implique la production d’un écho acceptable sont trop grandes. Elles entravent trop la personnalité ». Le bon traducteur serait un poète qui accepte de se sacrifier. En français, une clé : pour Mandelstam, la langue vivante est du côté de Villon et Rimbaud. Dans cette édition si soignée, Jean-Claude Schneider y est-il parvenu ? Il faudrait baigner dans la langue russe pour en décider. Au moins a-t-il cherché à restituer les rythmes, les cassures, l’accélération de la langue à mesure que le poète file vers sa fin au cœur du crime stalinien. Pour le reste, soyons modeste selon Brodsky : « Après le dernier vers d’un poème, il n’y a plus rien - sinon la critique littéraire. […] Mandelstam est voué à une critique venue strictement "d’en dessous". »

Interdit de publication

Suite du poème au talon : « La vie sait se surmonter, / un son peu à peu s’évanouit, / toujours manque quelque chose / pas le temps de se souvenir. / C’était pourtant mieux naguère, / surtout ne va pas comparer, / sang, ton bruissement d’alors / et ton murmure d’aujourd’hui. / Clair : n’est pas fourni gratis / le remuement de ces deux lèvres, / cime qui fait bruit de feuilles / est condamnée à finir bois. » Surtout ne pas comparer : le bruissement de ce qui fut s’abolit par la forme - le bois de la forme - dans ce qui est. Et c’est tout. Mais c’est l’essentiel. « Remuement de ces deux lèvres» : c’est par là, bien sûr, que le poème est chanté. Mandelstam disait ses poèmes en privé, une sorte de transe précise, et continue à les dire quand le pouvoir stalinien l’interdit de publication, après 1928. En public, il se tait. « La poésie, dit-il, est traitée sérieusement dans ce pays, puisque pour elle on vous tue. » Elle exige, comme les temps révolutionnaires, «des caractères trempés, comme des torches dans une grotte ». (« Charlie Chaplin », 1937 : Mandelstam adore Charlot). Du fond de la grotte stalinienne, le 4 mai 1937, il écrit : « Femmes, des parentes de la terre humide, / et chacun de leurs pas et sanglot sonore, / ayant vocation d’accompagner les morts, / d’accueillir premières, les ressuscités. / Exiger d’elles caresse est sacrilège, / prononcer l’adieu excède notre force. / Un ange aujourd’hui, demain ver dans la tombe, / et après-demain rien que linéaments. / Ce qui fut - ce qui fut un pas - n’est plus d’ici. / Immortelles les fleurs. Sans faille le ciel. /Et ce qui sera est seulement promesse.»

Joseph Brodsky note que « lorsqu’un individu se crée son monde personnel, il devient un corps étranger contre lequel toutes les lois sont dirigées : la pesanteur, la compression, le rejet et l’anéantissement. Le monde de Mandelstam était suffisamment vaste pour les faire toutes appliquer. » En Russie, ces lois sont fixées et appliquées par l’Etat et il était naturel qu’il finisse dans l’enfer administrativement organisé. « Cherry-Brandy » est le titre du chapitre que, dans les Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov consacre à sa mort sans jamais dire son nom : « Le poète se mourait. Ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts blancs, exsangues et aux ongles sales, longs et recourbés, reposaient sur sa poitrine sans qu’il les protégeât du froid. Avant, il les cachait sous son caban, contre sa peau nue ; mais, à présent, son corps ne gardait plus assez de chaleur. » La pelisse de la Maison des Arts a depuis longtemps disparu. Cependant, le chardonneret vole toujours, et « sa pensée se fixait sur le grain de beauté que le chef de baraque avait au milieu de la figure ». Ici, « c’était l’antichambre de l’horreur, mais ce n’était pas l’horreur. Au contraire, il y régnait un esprit de liberté que tous ressentaient. L’avenir, c’était le camp et le passé, la prison. C’était un monde de transition et le poète le comprenait. »

Réunion entre amis

Depuis longtemps il se préparait à la mort. Maintenant, il est prêt. Ses vers assurent son immortalité : « Tout, l’univers tout entier était poésie : le travail, le galop d’un cheval, une maison, un oiseau, un rocher, l’amour : toute la vie entrait facilement dans les vers et s’y installait à son aise. Et il devait en être ainsi, car la poésie c’est le verbe. » Dans le camp, Mandelstam achève sa vie d’Ulysse et devient pour toujours Homère. Ce titre, « Cherry-Brandy », fait allusion à un poème non publié de Mandelstam que ces œuvres complètes permettent de lire. Il a été écrit en mars 1931, après une réunion entre amis (dont Chalamov) au Musée zoologique de Moscou : « Trinque, oui - pinte, oui - aspire, oui souffle - / et peu importe - / Mary, mon ange, bois tes cocktails, / siffle ton vin ! / Je te le dis avec la dernière /sincérité : / tout n’est que cherry-brandy, chimère, / ô mon cher ange ! » Le cherry-brandy est une liqueur à base de cerises ayant trempé dans l’eau-de-vie.

Philippe Lançon

(1) Contre tout espoir, de Nadejda Mandelstam (trois volumes chez Gallimard «Tel»). Ces souvenirs sont l’un des monuments de la littérature russe, et le pendant indispensable à la lecture des œuvres de son mari.