Le Matricule des anges, n° 198 / « Comme en tendant des filets au vent », par Richard Blin

 Le Matricule des anges, n° 198 / « Comme en tendant des filets au vent », par Richard Blin
09 novembre 2018

Livre de peintures et d’écarts, Versants d’un portrait propose une très originale manière d’aller au-devant de la poésie d’André du Bouchet.

 

Peintre et traducteur en allemand d’auteurs avec lesquels il se lie d’amitié, Sander Ort, né en 1942 à Düsseldorf, par- tage sa vie entre la banlieue parisienne et Tokyo où il réside six mois par an. Traduisant un Choix de poèmes d’André du Bouchet, il a voulu connaître Truinas, le petit village de la Drôme préalpine dont le poète a fait son « haut lieu d’écriture ». Réactualisant un motif courant de la littérature d’Extrême-Orient – la visite chez un poète dans sa hutte de montagne – Sander Ort s’est donc donné l’occasion de rencontrer plusieurs fois Du Bouchet dans son environnement favori. Un lieu qu’il a voulu peindre, à sa façon, en un livre écrit directement en français et composé de deux parties. La première, « Un pas sur les fleurs », regroupe quatre récits relatant des moments marquants de ses voyages à Truinas ; la seconde, « Écarts du nom »beaucoup plus volumineuse, proposant à partir des sept lettres formant le mot TRUINAS, un portrait chinois – ou japonais – du poète, une sorte d’abécédaire, un « dictionnaire André du Bouchet ». 

À travers tous ces mini-portraits de Truinas, c’est l’esprit d’un lieu et l’essence même de la poésie de Du Bouchet qui sont évoqués. La maison isolée à flanc de colline, avec sa terrasse « d’herbe et de sol nu » et sa vieille table de bois ; la chambre d’écriture, une ancienne remise agrandie d’une véranda et ressemblant à l’atelier d’un peintre, avec ses papiers, ses ciseaux, sa colle, « quelque chose de dérisoire, de joyeux, de poignant ». Là où Matisse découpait dans la couleur, Du Bouchet, lui, découpait dans le souffle, taillant en bandes « le peu de texte qu’il a frappé », avant de punaiser ces paperolles sur de vieilles planches adossées au mur, « du temps rentré » écrit joliment Sander Ort. C’est ainsi qu’il a vu s’élaborer des pages ou se mettre en place l’allure d’un texte, dans « un abandon du continu en faveur de l’éclat ». 

En face de la terrasse et de l’atelier, une montagne, couverte de feuillus, avec, à son sommet, « l’étroit collier d’une falaise ». Cette montagne, qui aimante l’œuvre de Du Bouchet, a été son vis-à-vis bien réel. Il la voyait en face de lui tout autant qu’en lui-même, et la considérait même comme la langue à laquelle il se heurtait. Ce site, les versants de cette montagne, leur champ d’énergie, Sander Ort les a longuement fréquentés, les parcourant, s’arrêtant pour y dessiner ou peindre, observant les lieux, les gens, les animaux, les plantes, les choses, dans un face-à-face avec le réel dont on retrouve l’écho dans la seconde partie du livre. La discontinuité, la fragmentation, la mutité de la matière, une relation permanente à ce qui se manifeste, tout, dans cette seconde partie, rappelle l’esprit de la poésie de Du Bouchet, de sa parole ponctuant le silence, retrouvant, dans la langue, l’élémentaire : l’air, le ciel, la terre, les nuages, la pierre, la neige, l’eau, la sauge, le liseron, la chicorée, « cette itinérante fixe qui se “prévaut de sa langue bleue” ». Et évoque l’essence de son écriture fondée sur la sensation physique du mot et une relation au proche passant par sa mise à distance. Une écriture de plein air, accompagnant le mouvement de la marche et cherchant à saisir la singularité d’un rapport à la matière du monde dans l’instant même de la perception. Tout l’intérêt du livre réside dans l’écho qui est donné à cette écriture et dans la subtile imbrication du site et du visage du poète à travers la confusion apparente entre les versants de la montagne et ceux de la personnalité de Du Bouchet. « C’est difficile à rendre l’aura d’un versant », autant que celle d’un visage. D’ailleurs Sander Ort ne fera aucune esquisse du poète en sa présence : « Il me fallait une vue à distance » dira-t-il, semblable à celle des buses, ces « lectrices obstinées d’un récit circulaire ». Ce n’est qu’après la disparition de Du Bouchet, en 2001, qu’il réalisera de « petites toiles-portraits exécutées devant personne », dans son appartement-atelier en haut d’une tour de banlieue. Des portraits où le visage de Du Bouchet apparaît sans traits, limité, comme sur celui que reproduit la couverture du livre, à une boule de pigment bleu. Tout en éclats et en petites scènes, ce livre – où l’on croise Dürer, Pollock, Giacometti, Hölderlin, le Titien, Tal Coat... – peut aussi se lire comme un autoportrait aveugle de son auteur, ou encore comme le carnet de route d’un admirateur de Du Bouchet qui se serait mis, comme lui, « au pas de la terre ». 

 

par Richard Blin