A la litterature (site de Pierre Campion), Recension par Laurent Albarracin

07 mars 2016

Un récit de voyage sous la forme d'un recueil de poèmes ? L'idée n'enchante guère et l'on voit d'ici les écueils auxquels s'expose pareille entreprise : insistance sur l'exotisme et la couleur locale, parti pris forcément géopoétique exaltant les grands espaces ou bien, au contraire, excès de formalisme pour compenser le convenu du récit. D'ailleurs, comment peut-on encore être voyageur ? Comment éviter la posture prétentieuse de l'explorateur-ethnologue ou la position non moins ridicule du touriste-poète ? Ces écueils, Jean-Claude Caër les contourne parce qu'il opte pour la sobriété, tant sur le plan formel que sur le plan narratif. Il nous raconte, dans une langue limpide, sans recherche d'effets poétiques, le pays qu'il traverse et les rencontres qu'il fait ; ses déboires et avanies (une grève dans l'aéroport le jour du départ, un œil ensanglanté) ; ses lectures (Jack London et Montaigne, comme les deux points de vue entre lesquels il oscille, mais lequel des deux est l'interne (l'introspectif Montaigne ou l'Américain ?), lequel l'externe (l'Européen ou London l'aventurier ?) ; son angoisse face à la mort ; un intérêt profond pour la culture aléoute dont sont visibles ça et là quelques traces malgré l'emprise de la modernité. 

Il y a dans tout le livre une espèce de drôlerie mélancolique qui naît d'un entrecroisement de la modernité et de la nature sauvage, mais aussi des époques et des mondes étrangers qui, dans cet endroit de la terre, semblent se regarder sans plus se voir (« l'Amérique des pionniers et la Sainte Russie », « les Alutiit [qui] portent desnoms russe, suédois ou norvégien »), où les 4 x 4 côtoient les « totem pole », où les saumons frais font bourdonner les usines de transformation des conserveries. Drôlerie mélancolique qui va parfois jusqu'à la culpabilité comique du voyageur à qui tout est offert trop vite :

 

« Je vais manger l'ours avant de l'avoir vu »

 

Les animaux font particulièrement l'objet de l'attention du poète : grizzli, phoque, baleine, loutre de mer, bald eagle, corbeau « dont le bec claque comme un clapet / Un claquoir de bois ». C'est qu'ils sont, dans leur exotisme et leur anachronisme paradoxal au sein d'un monde envahi par la modernité, la mauvaise conscience du voyageur. Dans ce livre où la mélancolie et le désabusement n'empêchent pas l'émerveillement, ni la tristesse la drôlerie, le voyage, comme tout voyage sans doute, est au service d'une connaissance plus fine du monde et de soi. 

par Laurent Albarracin