Poezibao - 1920-2012, ce qu'il advient de l'œuvre de Mandelstam

 Poezibao - 1920-2012, ce qu'il advient de l'œuvre de Mandelstam
18 avril 2012

1920-2012, ce qu'il advient de l'œuvre de Mandelstam

Poète, traducteur du russe, essayiste et biographe, Ralph Dutli vit à Heidelberg en Allemagne. Ses études se sont déroulées à Zurich et à Paris. Il fut pendant vingt ans le responsable de la traduction en dix volumes de l'œuvre complète d'Ossip Mandelstam, telle qu'elle est publiée par les éditions Amman de Zurich. Aujourd'hui traduite par Marion Graf dans le cadre d'une coédition Le Bruit du temps / La Dogana, sa biographie Mandelstam, mon temps, mon fauve fut tout d'abord publiée en 2003 en Suisse allemande, avant d'être traduite à Moscou, trois années plus tard.

Cette biographie d'Ossip Mandelstam ne s'achève pas pendant les derniers instants de la vie du poète, le 27 décembre 1938. Les deux derniers chapitres de son ouvrage évoquent la trajectoire et la réception de son œuvre : ces deux chapitres s'intitulent Nadejda se rend invisible/ La seconde vie 1938-1980 et Fin de la clandestinité / Vie posthume de 1956 à nos jours. Une ultime section de ce livre, Éloges de poètes regroupe des citations d'écrivains passionnément requis par l'œuvre de Mandelstam : Marina Tsvetaïeva, Anna Akhmatova, Varlam Chalamov, Ilya Ehrenbourg, Vladimir Nabokov, Paul Celan, Pier Paolo Pasolini, Joseph Brodsky, Seamus Heaney, Philippe Jaccottet et René Char...

Dans un entretien livré le 6 avril 2012 au Monde des Livres ainsi que dans sa biographie, Ralph Dutli explique avoir découvert l'œuvre de Mandelstam grâce aux traductions et aux poèmes de Celan. « Dans l'espace germanophone, c'est Paul Celan, avec son choix de poèmes de 1959, qui assuma le rôle de pionnier et qui donna à Mandelstam, comme il l'écrit dans une notice figurant à la fin de son anthologie, la "chance de simplement être là" »... Dutli signale également que l'essai radiophonique de Celan, La Poésie d'Ossip Mandelstam, composé en 1960, « était sans aucun doute un êtat préliminaire de son grand discours sur la poésie intitulé Le Méridien ». Paul Celan dédia en 1963 son recueil La Rose de personne "à la mémoire d'Ossip Mandelstam". L'un des grands poèmes de ce recueil, « Tout est autre » rappelle fortement que « le nom d'Ossip vient à toi » ; on peut également mentionner qu'un enregistrement de Celan lisant des poèmes de Mandelstam peut être écouté sur ce lien.

Un colloque organisé à Montgeron, près de Paris, au début des années quatre-vingt par Efim Etkind, permit la rencontre de Ralph Dutli avec Philippe Jaccottet et Florian Rodari. Dans une précédente chronique de Poezibao, je mentionnais que Jaccottet avait découvert en 1975 dans une quinzaine de pages de la revue Argile la poésie de Mandelstam, traduite par Jean-Claude Schneider. Ce "baptême brutal" l'avait incité à apprendre le russe. Dans l'ultime lettre qu'il adressa à son aîné Gustave Roud, le 27 septembre 1976, Philippe Jaccottet donne récit de son apprentissage : « chaque matin, je déchiffre un poème russe, à grands coups de dictionnaire, et cette poésie chaleureuse (de Blok, d'Akhmatova, de Mandelstam, de Tsvetaïeva) me console du dessèchement progressif de la récente poésie française et m'aide à retravailler moi-même ».

Philippe Jaccottet et Florian Rodari furent heureux de nouer amitié avec Ralph Dutli qui livra et commenta pendant ce colloque de Montgeron quelques-unes de ses traductions. Deux traducteurs du russe au français, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider avaient été associés au cahier Mandelstam de la Revue de Belles-Lettres publié à Genève en 1981 ; John E. Jackson avait donné à la RBL sa traduction du poème Tout est autre de Paul Celan, Antoine Jaccottet avait traduit une étude d'un professeur américain, Clarence Brown qui était à cette époque l'un des rares spécialistes de Mandelstam. Louis Martinez avait eu le privilège de rencontrer à deux reprises Nadejda Mandelstam, la veuve d'Ossip, à Moscou, en 1970 ainsi qu'en 1979. « Elle habitait un petit appartement, un T2 proche de l'avenue Lénine. Ses yeux étaient incroyablement vivants, son visage était ridé, sa maigreur effrayante. Elle fumait sans cesse et nous fit servir un thé très fort, m'a raconté récemment Louis Martinez dont je résume le récit et qui lui fit cadeau lors de sa visite d'un livre qu'elle connaissait parfaitement, une édition de La Religieuse portugaise. Un vasistas ouvert donnait à son appartement une température glaciale ; elle restait couchée dans son lit mais gardait toute sa mémoire et toute son énergie. Elle continuait de recevoir des visiteurs, russes ou bien étrangers. Elle me posa des questions à propos de ce qui s'était passé en France en mai 1968, elle était restée curieuse pour tout ce qui pouvait secouer le monde occidental. Elle avait pu mesurer le retentissement de ses "Mémoires". Une grande force et une profonde sérénité l'habitaient, elle n'attendait plus rien de son temps. Il n'y avait pas chez elle de consentement, ni de vision victimiste. Elle parlait avec humour de son passé de fuite et de terreur, elle avait accusé son siècle. Elle disait qu'à présent elle voulait aller auprès du Père et qu'elle était fatiguée. » Lorsque Louis Martinez conversa avec Nadejda, quelques mois la séparaient de sa mort : cette seconde rencontre s'effectua en décembre 1979. Le projet Mandelstam de la Revue de Belles-Lettres était en chantier, Louis Martinez promit à Nadejda de publier une traduction du Soldat inconnu dont elle attendait beaucoup : cette traduction figure à présent en page 125 du recueil Simple promesse publié par La Dogana.

Les livres parus en appellent d'autres. Ces amitiés et ces pactes d'alliance scellés pendant la fin du siècle dernier rencontrent aujourd'hui l'un de leurs plus magnifiques aboutissements à la faveur de l'édition en français de la biographie de Ralph Dutli. C'est en effet à Antoine Jaccottet, le fils aîné de Philippe Jaccottet, et à Florian Rodari qu'on doit cette parution d'une biographie où sont étroitement associés Le Bruit du temps et La Dogana. Ces deux maisons ont à leur actif plusieurs traductions et publications d'Ossip Mandelstam : La Dogana a publié en 1989 et en 2012 Entretien sur Dante suivi de La Pelisse, une traduction de Jean-Claude Schneider. Pour sa part Antoine Jaccottet a publié pendant les premiers moments de sa maison d'édition, en février 2009, Le Timbre égyptienavant d'éditer en ce début de 2012 le livre dont le titre est aussi le nom de sa maison d'édition, Le Bruit du temps.

Ces deux parutions sont livrées dans des petits formats 117 x 170 maquettés et mis en page avec beaucoup de justesse et d'élégance. Leurs publications sous la même enseigne permettent de conjoindre deux temporalités relativement éloignées l'une de l'autre. L'avertissement composé par Antoine Jaccottet pour Le Timbre égyptien pointe en effet quelque chose d'infiniment encourageant et de très troublant à propos de sa traduction :

« ... un petit miracle littéraire. D'abord parce qu'il est émouvant de penser qu'elle paraît en France en 1930, dans la plus belle revue littéraire de l'époque, Commerce, publiée par les soins de Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, deux ans seulement après l'édition en langue originale en URSS – alors qu'il faudra attendre plus de quarante ans, et la parution du livre de mémoires de Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, pour que la voix de Mandelstam soit de nouveau entendue en Occident.

Ensuite du fait de la personnalité des traducteurs : par un cheminement que les historiens de la littérature n'ont pas encore dévoilé, c'est à un jeune écrivain d'à peine trente ans, Georges Limbour, qu'est confié le soin de mettre en français la transcription mot à mot, sans doute très fidèle, du texte de Mandelstam qui lui est fournie par D.S Mirsky. Proche des surréalistes, mais aussi d'écrivains plus secrets comme Dhôtel ou Arland, Georges Limbour (1900-1970) vient de recueillir ses premiers contes dans L'Illustre Cheval blanc qui paraît la même année chez Gallimard. "Comment pourrait-il rejoindre les fragments de son esprit dispersé, autant que le soleil déchiré sur les murs et les dalles, dans les ruelles de Venise ... Il s'en va sans péril, parmi une population de piétons, sur la voie tortueuse et sans trottoirs, n'évoquant aux carrefours que les accidents de ses rêves". Il suffit de lire ces premières phrases du "Cheval de Venise" pour comprendre, par-delà ce qui les sépare, que Limbour était sans doute alors l'écrivain français le plus apte à traduire les divagations de Pamok, le personnage de la nouvelle de Mandelstam, dans La Venise du Nord.

Quant à son collaborateur, le prince Dimitri Petrovitch Svyatopol Mirsky (1890-1939) lui non plus n'est pas un traducteur de hasard. On peut imaginer que c'est lui qui signale le texte de Mandelstam à la revue, auprès de laquelle il officie comme conseiller épisodique pour le domaine russe. Fils d'un ministre de l'Intérieur de Nicolas II, Mirsky avait fait quelques incursions dans le domaine de la poésie avant de se consacrer à la critique. Il appartient à la génération des écrivains russes des années de la Révolution, Akhmatova, Tsvetaïeva, Pasternak, Mandelstam, qu'il a tous connus personnellement. Émigré à Londres au début des années vingt, il enseigne la littérature russe à l'université, et publie en anglais une "Histoire de la littérature russe, des origines à 1900", qui est toujours une référence dans les pays anglo-saxons. Il fréquente le groupe de Bloomsbury, T.S Eliot, Virginia Woolf. Il reste lié à Marina Tsvetaïeva qu'il aide financièrement pendant les premiers mois de son exil en France, où lui-même séjourne fréquemment. Autre lien avec la France : le musicologue Pierre Souvtchinsky, qui participe activement comme lui  au Mouvement eurasien, et avec l'aide duquel il dirige, de 1926 à 1928, une revue littéraire en langue russe, Verty, dont Souvtchinsky assure le secrétariat et la publication à Paris.

Par leurs destins aussi, longtemps à l'opposé l'un de l'autre, Mirsky et le poète qu'il traduit finiront par se rejoindre. Mirsky était né parmi les privilégiés du régime tsariste, il choisit l'exil, et décide finalement d'adhérer au communisme pour revenir en URSS ; Mandelstam,  pour sa part, né dans une famille juive et resté en URSS, se sera toujours courageusement opposé, dès 1917 et au péril de sa vie, à toutes les manifestations de la terreur. Et cependant Mirsky mourra lui aussi dans un camp stalinien, en juin 1939, six mois après l'auteur du Timbre égyptien. »

Ce jeudi 19 avril 2012, grâce à l'initiative d'Annie Terrier et de l'association Les écritures croisées, la Méjanes / Cité du Livre d'Aix-en-Provence accueille à 18 h 30, dans l'amphithéâtre de la Verrière, Michel Aucouturier, Florian Rodari et Louis Martinez. Ces trois personnes évoqueront ensemble la biographie de Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve. Ils liront quelques poèmes en russe, et en français.

Alain Paire

Pour clore provisoirement cette liste de publications et d'éditions, on mentionnera que les éditions Le Bruit du temps ont fait paraître en octobre 2009 un recueil de Ralph Dutli traduit et composé par ses soins, Novalis au vignoble et autres poèmes. J'indique aussi que dans le préambule du site de sa maison d'édition, Antoine Jaccottet retranscrit cette citation de Mandelstam : « Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, la germination et le bruit du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel ». Le temps me manque pour citer quelques éléments de la très belle préface que donne Jean-Claude Schneider pour sa traduction du Bruit du temps. 
 
À propos de Philippe Jaccottet, on rappellera que les années 1975-1976 correspondent à l'achèvement d'À la lumière d'hiver dont les derniers poèmes présentent des inflexions mandelstamiennes. Pour Jaccottet et le monde russe, cf. son livre chez Fata Morgana, À partir du mot Russie, et puis cette note de septembre 1993, à propos de Varlam Chalamov : « Chalamov... revenu du cercle d'enfer... n'a qu'une idée : récrire des poèmes. Cela devrait balayer nos scrupules. L'homme rescapé du pire a besoin de la parole la plus claire. Ne pas oublier cela. »