Revue des Deux Mondes - Recension par Bertrand Raison

 Revue des Deux Mondes - Recension par Bertrand Raison
01 2016

« Le Dernier Voyage de Soutine »

Quel livre et quelle traduction ! Des vies comme celle que nous conte Ralph Dutli, on n’en revient pas. On sort du roman ébloui, sidéré par le voyage, par ces trois jours pendant lesquels Chaïm Soutine, à partir du 6 août 1943, tente de relier Chinon à Paris. Tentative de la dernière chance aussi, car le peintre russe, souffrant d’un ulcère à l’estomac, doit être opéré d’urgence. La France est occupée, la France est malade de son occupation tout comme Chaïm Soutine, le fugitif, est colonisé par l’ulcère qui le ronge et le tue à petit feu depuis de longues années. Au fil des pages, nulle mention d’une progesssion datée qui assure normalement le confort et la cohérence des biographies raisonnées. Impossible catalogue car le trajet lui-même ressemble à une errance et à une folie. Le malade ne peut se passer d’une ambulance et ce n’est pas rien dans la France de l’époque que de transporter Chaïm, le juif, même s’il refuse de porter l’insigne infamant. Alors, on fait appel au service d’un corbillard Citroën qui zigzaguera sur les routes pour déjouer les contrôles des hommes en noir. C’est bien la première fois que les deux chauffeurs transbahutent un cadavre vivant. Marie-Berthe, sa compagne, veille à ses côtés et fournit les doses de morphine pour éteindre la douleur. La drogue rythme le parcours dans l’ombre hallucinée de sa mémoire, qui par à-coups désordonnés, l’envahit à la mesure des crises et des rémissions, toujours temporaires. Dans l’obscurité de la voiture, l’enfance impossible près de Minsk, le ghetto, les pogroms, tout ce qu’il a fui revient l’assaillir. Chagall, son voisin d’atelier parisien, a beau avoir ramené tout son shtetl dans sa peinture, il ne veut plus en entendre parler. Reviennent aussi, par vagues, les collines de Céret, les maisons vacillantes sur la route blanche, les carcasses de boeuf achetées aux abattoirs pour peindre la chair écarlate. La Citroën avance avec ses souvenirs. Ça s’agite auprès du malade, les amis de Montparnasse, Modigliani, les personnnages de ses toiles, le petit pâtissier, le garçon d’étage, la femme en rouge et le miraculeux Albert Barnes, qui lui a acheté plus de cinquante tableaux d’un coup. Ils apparaissent pour bientôt s’évanouir dans les éclairs de la souffrance. Pourtant on ne trouve pas une once de mélancolie dans ce portrait car Dutli, grâce lui soit rendue, sait parfaitement accorder l’euphorie à la détresse de ces trois jours enfiévrés.

Bertrand Raison