Revue des Deux Mondes - Le Timbre égyptien, Ossip Mandelstam

 Revue des Deux Mondes - Le Timbre égyptien, Ossip Mandelstam
01 septembre 2009

Le Timbre égyptien, Ossip Mandelstam

Le Timbre égyptien est un récit écrit par Mandelstam en 1927-1928, une période où l'écrivain, considéré comme un paria par la critique soviétique, a renoncé à la poésie. Le contexte transparaît de manière obsédante dans ce texte placé pourtant sous le signe du jeu et de la fantaisie. Aucentre du récit, Parnok, personnage gogolien et chaplinesque, gêneur inquiet, toujours en mouvement, détesté des femmes et des enfants. On le suit, un jour durant, à travers un Saint-Pétersbourg grouillant d'une humanité tantôt cocasse, tantôt grotesque, émaillée de figures hautes en couleurs : le capitaine Krzyzanowski, son double triomphant et insensible, qui, plutôt que de porter assistance à une personne en danger, s'éloigne avec sa compagne à qui il glisse « des tendresses de garde à cheval » ; Chapiro, employé du père du narrateur, incarnation de la nullité sociale prête à se dissoudre dans la réalité ; la tante Véra, dame patronnesse aux « lèvres luthériennes » qui offre ses services « comme si elle défaisait un rouleau de pansements et projetait la serpentine d'un invisible bandage ». Parnok le paria semble être le dernier personnage humain d'un monde brutal qu'un phénomène jamais nommé mais toujours présent, la révolution de 1917, a profondément déréglé. Des fissures y courent, où le monstrueux se devine, et que l'écriture du poète, foncièrement inquiète, souligne en appliquant à ses objets le révélateur d'une fantaisie débridée. Une scène de lynchage constitue le cœur du récit, scène à laquelle Parnok, déterminé et impuissant comme on l'est dans certains cauchemars, tente de mettre fin. On ne saura q'il y parvient. Cette lacune, chargée de toute l'angoisse qui s'associe au devenir-dictature de la révolution, est l'œil du cyclone autour duquel s'organise le ballet fiévreux d'un récit qu'on a qualifié parfois de surréaliste.

Surréaliste, Le Timbre égyptien l'est surtout en raison de la primauté accordée par Mandelstam à la logique associative qui régit tantôt le signifiant, tantôt l'image, et a pour effet de dérégler la représentation. Cette surenchère verbale et imaginaire se traduit en particulier par une inflation et un télescopage de références hétéroclites donnant naissance à un univers surabondant et baroque. Ainsi la Fontanka, un bras de la Néva, devient-elle « Ondine des chiffonniers et des étudiants affamés aux longues tignasses graisseuses, […] Lorelei d'écrevisses à la nage qui fait de la musique sur un peigne édenté, rivière protectrice du Petit Théâtre avec sa Melpomène déplumée, chauve, pareille à une sorcière et parfumée au patchouli ». La façon dont Mandelstam fait surgir d'un univers restreint et intimiste une mythologie inquiétante et étrangement concrète n'est pas sans rappeler l'art d'un Bruno Schulz. Mais l'auteur du Timbre égyptien va plus loin dans la pullulation des métaphores et le fantastique verbal. Le crédit accordé à l'image aboutit à la création d'une surréalité qui, loin d'être la négation du réel éprouvé, en figure plutôt la condensation poétique. Le monde et les hommes vus à travers la lorgnette de Mandelstam se trouvent haussés à un niveau de vérité qui fascine – et fait peur quand Mandelstam évoque la foule des lyncheurs et leur victime au visage problématique : « Dire qu'elle n'avait pas de visage ? Non, le visage était là ; quoique dans la foule les visages n'ont aucune importance : il n'y a que les nuques et les oreilles qui aient une vie indépendante.  Ainsi s'avançaient des épaules, portemanteaux rembourrés d'ouate, des jaquettes de marché aux puces abondamment saupoudrées de pellicules, des nuques irritables et des oreilles canines. »

Au traitement de la représentation s'accorde pleinement la construction du récit. Le narrateur, qui ne craint « ni le manque de suite ni les coupures », pratique avec bonheur le coq-à-l'âne et la transition glissée. À l'image des sourds-muets rencontrés place du Palais, et dont la gestuelle évoque à ses yeux le tissage d'une immense chemise, il ourdit sa toile de souvenirs au petit bonheur, sur un mode hiéroglyphique, accroche dans les plis de son texte des listes de propositions quasi autonomes, et va jusqu'à mentionner les griffonnages dont il orne les marges de son manuscrit. Aux tribulations du légendaire Parnok se mêlent ses propres souvenirs d'enfance : les salades confectionnées par la mère, le déchiffrement des portées des grands compositeurs où l'enfant voit des paysages très concrets et révélateurs du tempérament de leur auteur… Tout est prétexte à des dérives métaphoriques édifiant un monde de scènes et de paysages fragiles et délicats. Et tout se brouille parfois dans la lumière d'une poésie équivoque, entretenue par les rapprochements d'images confondants et incongrus, déstabilisée par l'humour. C'est peut-être alors que se révèle le mieux la nature d'un projet accumulant des strates de signes et d'images pour construire un univers mental qui devient le vrai centre du récit, en même temps qu'il désigne l'invincible angoisse qu'il a pour tâche de conjurer.

Le texte est accompagné de notes, d'une préface de Ralph Dutli et d'une postface de Clarence Brown, dont on saluera les éclaircissements historiques, aussi utiles que passionnants.

                                                                                                      Pierre Lecœur