Stalker - Ossip Mandelstam : Le Timbre égyptien

 Stalker - Ossip Mandelstam : Le Timbre égyptien
29 octobre 2011

Ossip Mandelstam : Le Timbre égyptien

Le remarquable éditeur qu'est Antoine Jaccottet nous permet, une fois de plus, de découvrir ou redécouvrir un texte étonnant, déroutant à bien des égards, qui lui permet également d'honorer le nom même qui est le sien, Le Bruit du temps étant un des textes les plus connus d'Ossip (Émiliévitch) Mandelstam. Le Timbre égyptien a été écrit par le maître de l'acméisme, mort, à bout de résistance physique et psychique, durant le transfert ordonné par les autorités soviétiques dans un camp de travaux forcés de la Sibérie orientale, alors même qu'il était revenu en mai 1937 à Moscou, après trois années d'exil passées à Tcherdyn dans l'Oural, le pouvoir n'ayant visiblement pas toléré qu'un écrivain ose publier un poème satirique sur Staline.

Cette nouvelle édition donnée par Le Bruit du temps d'un texte paru en 1928 en URSS et traduit en France deux années plus tard, dans la magnifique revue Commerce dirigée par Valéry, Fargue et Larbaud, comporte une postface dans laquelle, très finement (dirons-nous : un peu trop finement, même ?), l'un des meilleurs spécialistes anglo-saxons de Mandelstam, Clarence Brown, s'ingénie à rattacher Le Timbre égyptien à d'autres textes russes, ceux de Gogol (Le Manteau) et Dostoïevski (Le Double) et, surtout, et c'est là que l'excès de précision peut sembler ridicule, à la vie de Mandelstam lui-même. L'intertextualité est une chose, l'interprétation d'un texte par les détails d'une vie privée en est une autre, beaucoup moins convaincante (1).

Dans sa préface, Ralph Dutli a parfaitement raison lorsqu'il écrit que, avec ce texte, nous « sommes dans un monde disloqué, sorti de ses gonds. C'est une période d'incertitude et de menace où sont plongés l'auteur et son alter ego Parnok. La parenthèse de 1917, entre deux révolutions, est un moment de l'histoire russe où la cruauté se déchaîne, les digues sont rompues » (p. 12) alors que Clarence Brown, lui, affirme que c'est justement dans ce monde qui se décompose, narré par une prose elle-même hallucinée et associative bien davantage que déductive, faite de collages, de digressions, truffée de références évidentes ou hermétiques, sans grand souci de cohérence narrative mais comme aimantée par son irrésistible centre d'attraction, qu'une quête est encore possible : « Parrnok-Mandelstam, le pathétique héros du livre, chargé de tout le poids de la tradition littéraire dont il est l'emblème, parcourt les rues de sa ville chérie, Pétersbourg, à la recherche de tout autre chose que de ses habits : il est en quête de sa véritable identité et de la rédemption d'une promesse trahie » (p. 118).

Prêtons attention aux termes employés par Dutli qui évoque un monde disloqué, sorti de ses gonds, termes qui, dans mon esprit, éveillent immédiatement deux autres exemples de grands textes, où le poète chante, coûte que coûte afin d'arracher du nouveau (ou de refaire affleurer à sa surface dévastée ce qu'il importe de conserver, ce que la critique prolétarienne ne manqua jamais de reprocher à Mandelstam lui-même, poète pétri de culture classique) grâce à une langue incandescente : Mille neuf cent dix-neuf de William Butler Yeats et East Coker de T. S. Eliot, le premier évoquant des jours infestés de dragons, sillonnés par la soldatesque (« Now days are dragon-ridden, the nightmare / Rides upon sleep : a drunken soldiery / Can leave the mother, murdered at her door, / To crawl in her own blood »), le second cherchant une langue nouvelle (« And so each venture / Is a new beginning, a raid on the inarticulate ») capable de décrire le monde cassé, cette terre devenue tout entière hôpital (« The whole earth is our hospital »).

Parnok déambulant, pour de ridicules motifs mêlés à de plus hauts, dans les rues d'une ville où rôde la peur, à laquelle les mathématiciens auraient dû dresser « une tente parce qu'elle est la coordonnée du temps et de l'espace » (p. 80), est par excellence le petit homme de Saint-Pétersbourg.

Ossip Mandelstam promène son chétif personnage sur des « ponts ouverts qui lui rappelaient que tout va finir brusquement, que le vide, l'abîme sont de magnifiques articles, que la séparation sera et que des leviers mensongers gouvernent les masses et les années » (p. 73). Il semble le conduire par la main, pressé qu'il est de « dire la vérité vraie », puisque la « parole comme l'aspirine laisse un goût de cuivre dans la bouche » (p. 68), avant de goûter, si l'on n'y prend pas garde, celui du fer des balles, alors même qu'il « devient de plus en plus difficile de tourner les pages du livre gelé, relié à la hache à la lueur des becs de gaz » (p. 69), alors même que le langage, tel qu'il a chanté la splendeur du monde depuis l'aube grecque, se désagrège (« L'Aurore aux doigts de rose a cassé ses crayons de couleur », p. 78) en une « prose ferroviaire » « détachée de tout souci de beauté et de nombre » (p. 81) que Blaise Cendrars avait pourtant magnifiquement illustrée en 1913 dans sa magnifique Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France.

C'est en cette même année 1928 que paraît De la poésie (O poezii), où Mandelstam évoque la conception qui était la sienne d'un langage à la fois raffiné et archaïque pétri de références historiques et culturelles, conception illustrée par la centaine de magnifiques poèmes écrits au bagne sans espoir de publication et que sa femme, Nadejda, conservera précieusement jusqu'à ce qu'ils soient édités après 1962, bien des années après la mort du poète, bien des années avant que des éditeurs courageux comme L'Âge d'homme ou Le Bruit du temps (mais aussi Actes Sud et Christian Bourgois) n'offrent à Ossip Mandelstam, poète écrasé par une Histoire devenue folle, moissonnant sans vergogne les hommes et leurs chants, la chance de renaître dans nos bouches.

Note (1) Postface qui est constituée d'un extrait d'ouvrage savant, de langue anglaise, consacré à Mandelstam. D'une certaine façon, nous pouvons admettre, dans ce cas, l'excès d'érudition évoqué.

                                                                                                           Juan Asensio