Tageblatt - Chemins de traverse, par Alexandra Fixmer

 Tageblatt - Chemins de traverse, par Alexandra Fixmer
01 juillet 2016

Chemins de traverse
Nouvelles pérégrinations de Gilles Ortlieb 

Et tout le tremblement et Dans les marges, deux titres parus chez Le Bruit du temps qui marquent le double retour de Gilles Ortlieb.

La marche, la promenade, les pérégrinations, toujours et encore : inlassablement, Gilles Ortlieb nous emmène dans ses voyages à travers l’Europe et les livres. Si Dans les marges, le voyage est surtout littéraire, Et tout le tremblement nous fait parcourir le Portugal, la Lettonie, les îles grecques, Paris et Bruxelles, et d’autres lieux encore.

S’éloignant des clichés de nos existences urbaines et des mondes stéréotypés que l’on retrouve d’un pays à l’autre, se détournant de la course folle et effrénée des sociétés d’hyperconsommation, Gilles Ortlieb prend les chemins de traverse, ose l’immersion dans tout ce que le monde d’aujourd’hui laisse volontiers pour compte et témoigne ainsi de « la toujours émouvante solitude des choses élémentaires ».

Dans ce livre riche de plusieurs voyages, l’auteur dévoile le pourquoi et le comment d’une démarche toute personnelle : « Me retrouver sans attaches ni obligations dans une ville à peu près inconnue, avec une tâche précise à faire ». Quelle tâche précise ? Le jeu solitaire de l’exploration et de l’observation.

Les sujets sont toujours humbles et croqués sur le vif, sans embellissements ni fioritures, à l’instar des peintures de Thomas Jones, ce double de l’auteur, peintre du XVIIIe siècle dont l’œuvre véritable n’est pas à chercher dans les tableaux de commande répondant aux canons de l’art, mais dans quelques petites toiles réalisées « con amore », pour un bonheur personnel, loin de toute obligation formelle. Feuilletez le livre d’Ortlieb et cherchez la reproduction d’Un mur à Naples, « cette étude » qui « ne donne rien à voir sinon une image du rien, ou du si peu que rien », et qui fait le bonheur du peintre et de son alter ego…

La vie comme elle va

Gilles Ortlieb traite le thème littéraire comme une vanité, une nature morte grouillant de vie, égrenant au fil des pages les joies et les désœuvrements des hommes, la déchéance et la solitude des lieux, ou encore leur poésie inattendue. Au Portugal, les noms de rues ressemblent à des poèmes, et le long chapelet des noms de villes traversées en train sont autant de petites fenêtres ouvertes sur des paysages qui défilent.

À Bruxelles, « ville sous-éclairée, de clarté molletonnée et assourdie, de presque pénombre », la vie se traverse en tramway, donnant à voir ici et là des personnages aussi incongrus qu’attachants : une logeuse et son chien, deux jumelles entraperçues sur la banquette d’un café, un travesti si peu discret, une voisine pâle aux allures de fantôme… Les lieux disparus de Luxembourg-ville, quant à eux, viennent rythmer les quelques promenades que l’auteur vient encore y faire, lui qui préfère aux mornes saisons grand-ducales le vent des îles grecques.

À la fin, ces lieux traversés, pour certains habités, tous explorés, finissent par se ressembler : les chambres d’hôtels sont partout les mêmes, tout comme la vie des gens. Chacun subit le passage du temps, sent peser le poids de la précarité sociale, d’un tremblement de terre qui aura ébranlé le cœur des maisons et des gens, de l’éternel glissement de la vie à travers les saisons et les anecdotes. Rien ni personne ne résiste à l’œuvre du temps, tout disparaît, même l’horreur et son souvenir, que ce soit à Drancy, Sedan ou ailleurs. À chaque fois, la nature reprend ses droits, l’herbe repousse sur les terres jadis brûlées.

Mais que reste-t-il alors ? La vie comme un train ou un tram – au voyageur de choisir ce qui lui convient le mieux – roulant sur des rails jusqu’au terminus, jusqu’à Stilte (silence), station terminale à Bruxelles. « Sous les affaissements successifs de la pensée et du moi, il restera au moins ce bruit-là, régulier, rassurant, tellurique, d’une rame glissant sur ses rails, sous le feuillage ogival des avenues. »

Alentour ça bouge, ça change, chaque décor traversé devenant un pan de vie à part entière, « la vie comme elle va, cahin-caha, sans apprêts ni brouillages ».

Reste aussi le silence, silence bruyant des petites vies ordinaires, silence bavard à l’ombre duquel se tricotent la solidarité et la chaleur humaine. Un silence que Gilles Ortlieb cerne de son œil perçant et généreux, en posant une question, peut-être la seule urgente aujourd’hui : « le silence et le manque peuvent-ils, seuls, rendre le monde / Audible ? »

Alexandra Fixmer
n° 164