Télérama - n°3245 - Mandelstam, mon temps, mon fauve, de Ralph Dutli

 Télérama - n°3245 - Mandelstam, mon temps, mon fauve, de Ralph Dutli
24 mars 2012

Mandelstam, mon temps, mon fauve, de Ralph Dutli

Vassili Grossman : un écrivain de combat, de Myriam Anissimov

« Il n'y a que deux manières d'écrire : la première, en se passant d'autorisation, la seconde, en demandant une autorisation. » Cette phrase d'Ossip Mandelstam, placée en exergue de la biographie de Vassili Grossman, semble lier le destin de ces deux hommes de lettres, muselés et réprimés par le pouvoir soviétique. On connaissait déjà le parcours de Grossman (1905-1964), grâce notamment à la parution récente de ses œuvres et de ses Carnets de guerre. Mais la vie et l'œuvre de Mandelstam (1891-1938), bien que déjà racontées en partie par sa veuve Nadejda dans ses formidables recueils de souvenirs publiés dans les années 1970, se révèlent avec cette belle étude de Ralph Dutli, comme celles d'une comète littéraire singulière, presque hors du temps et, en même temps, irrémédiablement inscrite dans un contexte historique qui ne laissait aucune échappatoire à ses contemporains.

« Je n'ai pas envie de parler de moi, écrivait Mandelstam, mais de tendre l'oreille pour écouter la germination et le bruit du temps. » Répugnant à toute biographie, il estimait que l'intellectuel « n'a qu'à raconter les livres qu'il a lus, et sa biographie est faite ». On sait pourtant que ça ne suffit pas, les livres lus ne rendant pas forcément compte de ce qu'il vécut dans les convulsions de ce début de XXe siècle russe, puis soviétique, secoué par deux révolutions et par l'impitoyable captation du pouvoir par les bolcheviques. Ce poète, qui ne vivait que de poésie, fut malgré tout happé par la « houle du siècle », d'abord socialiste révolutionnaire, puis habité par la prose de Bergson et de Verlaine, et la « physiologie » de Notre-Dame, lors de son séjour à Paris en 1907. En marge des courants littéraires russes – acméisme, avant-garde, futurisme –, n'en épousant jamais vraiment aucun, Mandelstam vit très tôt les grimaces des « masques furieux » bolcheviques. Écrivain mendiant, toujours à la recherche d'un logis, et accessoirement d'un emploi, bien que ne sachant rien faire d'autre qu'écrire, il eut un jour la naïveté de crier : « Laissez-moi sortir ! Je ne suis pas fait pour la prison », alors qu'il était enfermé, comble d'ironie, comme espion rouge par les Blancs. Sa poésie, plus métaphysique que réaliste, ne le préserva pas de l'Histoire. Marina Tsvetaïeva, un de ses amours en 1916, se trompait quand elle écrivait, dans Vivre dans le feu, que « l'esthétisme », c'était « l'insensibilité ». Mandelstam refusa d'entrer dans le moule de la littérature officielle et fut même l'auteur d'un mot cinglant sur Staline, le qualifiant de « corrupteur des âmes ». Il eut à faire face aux critiques des sermonneurs qui l'accusaient de ne pas être de son époque, d'être pessimiste, allant même jusqu'à vociférer que ses poèmes relevaient de « l'expression artistique de la conscience de la grande bourgeoisie ». Ainsi, écrivait Mandelstam, « la poésie est un pouvoir, car pour elle on vous tue ». Arrêté par la police politique en 1934 et en 1938, il fut envoyé en camp dans la Kolyma, où il mourut.

Vassili Grossman, lui aussi réprimé par le régime, eut un itinéraire différent. Écrivain proche du pouvoir, correspondant de guerre dans les années 1940, il consentit un temps à l'orthodoxie esthétique de la littérature officielle. Mais, en mettant en scène dans ses livres des hommes ordinaires et les souffrances qu'ils enduraient, il fut soupçonné de ne pas suffisamment vanter le héros soviétique, de négliger le rôle du Parti et, surtout, de ne pas honorer le « génial stratège » Staline. La vague d'antisémitisme, au seuil des années 1950, et l'irrespirable climat de suspicion politique allaient alors le rejeter parmi les ennemis de l'État. Il mourut en 1964, ignorant le sort glorieux de son chef-d'œuvre Vie et destin. Outre la vie de Mandelstam et de Grossman, ces deux biographies reconstituent en effet l'incroyable survie de leurs œuvres. Nadejda, la veuve de Mandelstam, apprit par cœur les poèmes de son mari pour les soustraire à la police, cachant aussi ses manuscrits. Prouesse de mémoire qui n'est pas sans rappeler celles des aèdes grecs dont Mandelstam s'inspirait quand il marchait de long en large, se récitant à lui-même les vers qu'il allait consigner par écrit. « Vous ne m'avez pas pris ces lèvres qui remuent », avait-il noté par défi. Il est parfois difficile de faire disparaître une œuvre. Malgré la saisie du manuscrit de Grossman, Vie et destin, en 1961, et la confiscation même du ruban de sa machine à écrire, des copies et morceaux épars avaient échappé à la vigilance de la police. Le livre fut publié en France en 1983, et sept ans plus tard en URSS.

                                                                                                  Gilles Heuré