Télérama - n°3297 - Taches de soleil, ou d'ombre. Notes sauvegardées, par Nathalie Crom

 Télérama - n°3297 - Taches de soleil, ou d'ombre. Notes sauvegardées, par Nathalie Crom
20 mars 2013

Taches de soleil, ou d'ombre. Notes sauvegardées. 

Poète du frémissement, il rassemble un demi-siècle de notes éparses en un recueil où limpidité et gravité s'étreignent. Où la simplicité touche au sublime.

Dans les premiers cahiers de notes qu'il a ouverts sous nos yeux — c'était en 1984, la parution de La Semaison. Carnets 1954-1979 —, Philippe Jaccottet livrait cette réflexion sur la poésie d'aujourd'hui : « Ce qui me manque, chez les poètes français contemporains : d'une part, non pas l'existence, mais la possibilité d'un cri de totale détresse ou même de simple désarroi comme on en entend encore chez Baudelaire, chez Leopardi, chez Hölderlin ; d'autre part, ces "inflexions" singulières comme il y en a dans la musique, notamment à de certains moments d'airs de Monteverdi ou de Mozart qui labourent la terre du cœur, qui semblent faire tourner les gonds de l'espace — et tout l'être en frémit... » Voilà ce que cherche Philippe Jaccottet, qu'il soit dans la position du lecteur ou dans celle du poète. La limpidité, la modestie, la précision, la justesse d'une parole qui ne pratique ni la grandiloquence, ni la ruse, ni l'esquive. Une parole non pas naïve ou ingénue, mais tout simplement loyale. « Le prix et la vérité particulière de la poésie, qui refuse toute formule pour transmettre plutôt des parcelles d'énergie, créer des ouvertures, des passages », note-t-il encore, dans le présent Taches de soleil, ou d'ombre, recueil qui constitue le cinquième volume de l'ensemble commencé par la publication de La Semaison (1) — des notes au jour le jour, où les descriptions de paysages ou de ciels côtoient des impressions de lecture, des réflexions sur l'écriture, la peinture ou la musique, des souvenirs et des rêves consignés, tout un matériau de sensations et de pensées prélevé sans dessein, au fil du temps.

Lisant ces « Notes sauvegardées » — en préambule, Philippe Jaccottet explique que c'est en détruisant peu à peu les cahiers sur lesquels il prend des notes depuis des décennies qu'il a finalement décidé de sauver ces pages-là —, on pense par instants à Peter Handke notant, dans ses propres carnets, ces injonctions à lui-même adressées : « Il faut que tu te laisses imprégner par le monde, par chacun de ses mouvements, aussi secondaire soit-il (le varech que la tempête jette par paquets sur la rampe d'embarquement, où il s'accumule en un rempart avec le temps)... », ou encore : « Ne recherche pas la sensation, mais la descriptibilité ; celle-ci s'accompagnera de la sensation » (Hier en chemin, éd. Verdier). Comme l'écrivain autrichien, Philippe Jaccottet, esprit attentif et inquiet, sait se faire le scribe effacé, presque transparent, du monde qui l'entoure. Des infimes modifications que telle lumière de l'aube ou du crépuscule, telle brume matinale imposent au paysage. Une araignée suspendue contre le carreau d'une fenêtre, « une montagne couleur de mauve », les feuilles jaunes d'un figuier, « une grosse planète dans les branches nues du tilleul, bas sur l'horizon, à la fin de la nuit ». Cette même pureté, cette même radicale loyauté dictent à Philippe Jaccottet ses mots, qu'il décrive ceux qu'il rencontre (parmi eux des inconnus, des anonymes, mais aussi Francis Ponge, René Char, Jacques Borel, Jean Tortel...), qu'il transcrive les moments intimes et graves qu'il traverse — notamment l'agonie puis la mort de sa mère —, qu'il lise Ungaretti, Péguy, Goethe ou Celan, qu'il médite sur « murmures, soupirs, blessures, regards, ces mailles de notre plus vrai tissu »...

« La grande question pour qui s'entête à écrire : comment mettre les mots à l'épreuve, comment faire pour qu'ils contiennent le pire même quand ils sont lumineux, la pesanteur quand la grâce les porte ? » interroge Philippe Jaccottet. Un poème de Mandelstam, intitulé Tristia, semble la réponse — de Tristia, on trouve trace dans nombre de livres de Jaccottet, ce dernier en date, Taches de soleil... mais aussi La Semaison et Une transaction secrète. Tristia, encore et pour toujours, parce qu'« on n'y trouve pas trace de recherche, d'éclat, rien que les mots et les choses les plus simples, les plus rudes ; et cette trame serrée, et tant d'espace, tant de force profonde dans ce cadre étroit, particulier, banal [...] ». Et qu'on y sent aussi, glissé dans le poème, « entre ses joints, entre ses mots », l'énigme, le non-dit, le sacré, « ce qui échappe à la raison », souligne Jaccottet. Voici les premières lignes de Tristia : « Je me suis lavé, de nuit, dans la cour, / Le soleil brillait d'étoiles grossières. / Leur lueur est comme du sel sur la hache, / Le tonneau, plein jusqu'au bord, refroidit » (2) . Tristia : la netteté et la gravité, la limpidité et la « force profonde », la banalité et le sublime — la perfection, selon Philippe Jaccottet.

                                                                                       Nathalie Crom

(1) La Semaison, La Seconde Semaison, Carnets et Observations et autres notes anciennes sont édités par Gallimard.

(2) Dans Simples promesses, éd. La Dogana.