Terres de Femmes - D.H. Lawrence, Croquis étrusques

 Terres de Femmes - D.H. Lawrence, Croquis étrusques
25 2010

D.H. LawrenceCroquis étrusques

Une curieuse tranquillité

Dès le printemps 1926, lors d'un séjour en Ligurie, D.H. Lawrence envisage de se rendre sur les hauts lieux de l'histoire étrusque avec l'intention d'écrire sur ce sujet, qui le passionne de longue date. La fascination de D.H. Lawrence pour l'Étrurie et pour la civilisation étrusque est déjà présente dans des textes antérieurs à cette époque. Ainsi du poème « Cyprès », rédigé en septembre 1920 ou d'une lettre adressée à la mère de Frieda Weekley, le 10 septembre 1921.

« Voilà la Toscane, et nulle part ailleurs les cyprès ne sont aussi beaux, aussi fiers, pareils à des flammes noires venues des temps primitifs, avant l'arrivée des Romains, lorsque les Étrusques étaient encore là, élancés, beaux et sereins, d'une élégance nue, les cheveux noirs et les pieds étroits. »

Désireux de pénétrer le secret, désormais « perdu » de ses « précieux » Étrusques, D.H. Lawrence se documente sur l'Étrurie en lisant les ouvrages très  avants de Mommsen, Fritz Weege, Pericle Ducati et Fell. Dans le même temps, contraint par son mauvais état de santé à ne pas s'éloigner de Florence, l'écrivain britannique consacre ses journées, Villa Mirenda, à l'écriture de L'Amant de Lady Chatterley.

Au printemps suivant, malgré un état de santé précaire, Lawrence se décide à entreprendre son voyage dont il confie les détails à son ami Earl Brewster :

« Ce que pour ma part, je préférerais lors de notre voyage, ce serait de visiter la partie occidentale des Étrusques – les musées romains – puis Veii, Civita Castellana et Cerveteri (que l'on peut visiter depuis Rome) – puis Corneto, juste à côté de Civita Vecchia dans la Maremme – puis le littoral de la Maremme – et Volterra [...]. Si nous avions du temps, nous pourrions aller jusqu'à Chiusi et Orvieto – c'est à envisager. J'éprouve beaucoup de sympathie pour les Étrusques. »

La première excursion en Étrurie, en compagnie de Frieda Weekley, épouse de Lawrence, et du couple Brewster, Earl et Achsah, s'étire sur quatre jours. La journée du 6 avril 1927 est consacrée à Cerveteri ; les 7 et 8 avril, D.H. Lawrence est à Tarquinia (appelée un temps Corneto), le 9 avril à Vulci, le 10 avril à Volterra. La seconde excursion, prévue pour l'automne, n'aura jamais lieu et les six croquis qui auraient dû lui être consacrés n'ont pu être écrits.

Cependant, dès la fin du mois d'avril 1927, D.H. Lawrence se lance dans la rédaction des Croquis de voyages dans les lieux étrusques. Considérant ses croquis comme insuffisamment aboutis, Lawrence –  que la pression des éditeurs insupporte – propose qu'ils soient d'abord publiés dans un magazine. C'est dans Travel que les six Croquis paraîtront, l'un après l'autre (de novembre 1927 à février 1928). Cerveteri, Tarquinia, Les tombes peintes de Tarquinia I, Les tombes peintes de Tarquinia II, Vulci, Volterra. À ces « croquis » viendra s'ajouter le chapitre inachevé consacré au Musée de Florence.

Lawrence confie les pages dactylographiées accompagnées de photos à son agent anglais, Curtis Brown. Il faut cependant attendre septembre 1932 pour que les Croquis étrusques, rassemblés en un seul et unique volume, mais restés inachevés, voient le jour (Martin Secker, Londres et Viking Press, New York), deux ans après la mort de leur auteur, survenue à Vence (Alpes-Maritimes) le 2 mars 1930.

Si Lawrence choisit de donner à son ouvrage le titre de « croquis », c'est sans doute qu'il ambitionne de « croquer » son voyage au jour le jour, sans prétention d'aboutir à une œuvre d'expert, scientifique, archéologue ou historien. Ce qui lui importe avant tout, au-delà des données historiques nombreuses qui nourrissent pourtant ses « croquis », c'est de rendre compte, par une observation minutieuse en même temps que très personnelle, des rencontres et découvertes que chaque visite occasionne, de noter aussi bien les menus faits de la vie courante que les réflexions plus graves qu'elles lui inspirent. À ces observations s'ajoutent les nombreuses descriptions archéologiques, tombes, fresques et objets funéraires qui sont la matière principale de l'ouvrage. Lawrence s'attarde sur les scènes de banquet – souvent magnifiques – en l'honneur du défunt, scènes de chasse, de pêche et de danse colorées et énigmatiques où hommes et animaux se côtoient dans un univers héraldique, floral et sexuel mystérieux, que domine l'expression d'une intense vitalité. Lawrence note à propos de la « Tombe des Léopards », dans Les tombes peintes de Tarquinia I :

« Ce sens de l'incarnation vigoureuse de la vie est caractéristique des Étrusques et, d'une certaine façon, dépasse l'art. Vous ne pensez pas art mais vie pure, comme s'il s'agissait de la vie même des Étrusques, ici dansant dans leurs étoffes colorées, avec leurs membres nus tout en même temps massifs et exubérants que le plein air et la lumière de la mer ont rendu vermeils, dansant et jouant de la flûte parmi les délicats oliviers dans la fraîcheur du jour. »

De sa visite à Tarquinia, Lawrence retiendra de la tombe des Vases Peints une vision précise concernant le « toucher » :

« C'est avec une adorable douceur que l'homme touche la femme sous le menton, d'une caresse légère. Voilà encore l'un des charmes de ces peintures étrusques : elles ont profondément le sens du toucher ; les personnages, les créatures sont tous véritablement au contact les uns des autres. C'est une qualité des plus rares, dans la vie aussi bien que dans l'art [...] Ici, dans ces peintures étrusques qui peu à peu s'effacent , on sent la paisible circulation du toucher qui unit l'homme et la femme sur le lit, le jeune garçon timide, le chien qui dresse le museau, et même ces guirlandes suspendues au mur. »

De cette vision, le lecteur retrouve la trace dans L'Amant de Lady Chatterley, « roman phallique tendre et délicat », dans lequel le « toucher », « au sens d'une communication physique et pré-mentale » constitue un pôle essentiel.

Ainsi chaque journée apporte-t-elle au voyageur son lot de surprises, humaines et artistico-religieuses et les vivants d'aujourd'hui s'inscrivent, sous la plume de Lawrence, dans la continuité des morts d'hier. De fait, Lawrence observe, tout au long de ces journées d'excursions, que pour les Étrusques, « la mort était un prolongement agréable de la vie, où ne manquaient ni les bijoux, ni le vin, ni les flûtes, qui accompagnent la danse ». C'est aussi l'occasion pour l'écrivain-voyageur de donner quelques coups de pattes à d'autres religions :

« Pas question de félicité extatique, de paradis, ni d'ailleurs des tourments du purgatoire. La mort s'inscrivait naturellement dans la continuité de la vie profuse. Tout s'exprimait en termes de vie et de vivants. »

Ici, à Cerveteri (l'antique Caere, l'étrusque Chaire ou Cheri) –  qui recèle dans sa nécropole la tombe de la famille royale des Tarquins – , le présent offre avec le passé une continuité saisissante :

« [...] Ce visage au nez droit, basané, plutôt calme, avec sa petite moustache noire et, bien souvent, une courte toue de barbe noire; ces yeux jaunes, vaguement timides sous de longs cils, mais à l'occasion capables de vous décocher un regard d'une étrange colère ; et ces lèvres mobiles bizarrement retroussées sur les dents dans la conversation, des dents blanches, brillantes. C'était là un type de visage remonté du passé, d'un lointain passé, qui se rencontrait fréquemment dans le Sud. Mais aujourd'hui vous n'en verrez guère, de ces hommes qui, sans le savoir, offrent ce visage de faune dépourvu de toute grimace. »

Quelque chose a été perdu, définitivement balayé, qui ressurgit parfois à l'improviste au détour d'un chemin. Ainsi de ces lavandières, croisées tout en bas du village :

« Ce sont de belles femmes, issues d'un monde ancien, en qui se mêlent ce silence et cette réserve qui les rendent si attirantes et qui sans doute étaient leur apanage, dans le passé. Comme si, au profond de chaque femme, il y avait encore quelque chose à chercher que l'œil jamais n'est en mesure de déceler. Quelque chose qui peut être perdu, et qui jamais ne peut être retrouvé. »

La visite de Cerveteri est pour Lawrence l'occasion de donner d'emblée quelques indications précises sur les conceptions urbaines des Étrusques. Généralement construite sur un éperon rocheux, entourée de remparts, la ville haute. À l'intérieur, secrètement gardée, l’arx, la citadelle. Que Lawrence rapproche de l’Arche d'Alliance, « matrice du monde », « d'où sont sorties toutes les créatures et où réside le mystère de la vie éternelle, la manne et les mystères. »

De l'autre côté, les ravines, infranchissables. La découverte de la nécropole de Banditaccia, à Cerveteri, rappelle à Lawrence d'autres espaces. Les sites du Mexique resurgissent dans sa mémoire (« Les grandes tombes... couvertes de terre, en tumulus ») :

« C'était à moindre échelle comme au Mexique : une immense plaine vide; là-bas, de petites montagnes en forme de pyramide descendent jusqu'au niveau de la plaine, pas très loin. À mi-distance, un berger galope autour d'un troupeau de moutons et de chèvres, silhouette minuscule. Tout à fait comme au Mexique, en bien plus petit et en plus humain. »

Et toujours se dit, en même temps que la préférence ouvertement déclarée de l'auteur en faveur des Étrusques, l'ironie de l'auteur envers les Romains :

« Nous savons aussi que tous les Étrusques, à l'exception de ceux de Caere, devinrent d'impitoyables pirates, presque comparables aux Maures et aux corsaires de Barbarie qui sévirent plus tard. Cela faisait partie de leur dépravation et représentait un grand désagrément pour leurs charmants et inoffensifs voisins, ces Romains si respectueux des lois – et qui croyaient en cette loi suprême, la conquête. »

De même, Lawrence se plaît à retrouver dans l'Italien d'aujourd'hui davantage d'Étrusque que de Romain :

« Sensible, sur la réserve, véritablement assoiffé de symboles et de mystères, capable de s'enthousiasmer sincèrement pour de petites choses, violent par accès, et totalement dépourvu de sévérité ou de quelque instinctive volonté de puissance. Chez l'Italien, la volonté de puissance ne constitue qu'un phénomène secondaire, et cela lui vient des races germaniques qui l'ont presque complètement absorbé. »

Sous le regard sensible de Lawrence, le monde souterrain retrouve, au-delà du « blêmissement du temps » et des « outrages des hommes », « le nerveux ondoiement de la vie, de l'éternité de l'instant naïf » caractéristique de l'esprit étrusque.

À Volterra, la « taciturne et froide » Velathri, Lawrence s'attarde à décrypter l'esprit étrusque – si différent dans le nord de l'Étrurie de l'esprit étrusque du Sud – sur les représentations symboliques qui animent les fascinantes scènes de départs. Innombrables et mystérieuses sont les scènes de « voyages en chariots bâchés » qui ornent les coffres à cendres du site volterrain. Derrière ces processions funéraires se dessine le souvenir d'un tout autre périple : « celui d'un peuple qui se remémore ses migrations ». Sur terre et sur mer. Singulier est le sentiment qui se dégage à l'observation de ces voyages de l'âme, imprégnés, déjà de l'inspiration gothique. Les anciens symboles liés au sexe et à la mort tendent à s'effacer, progressivement absorbés par « le réalisme et l'idéalisme gothiques ».

Quelles que soient les différences notoires – linguistiques, par exemple – qui opposent « l'expérience » du Nord et du Sud, partout règnent sur la campagne étrusque une même sérénité, « un calme étrange ». « Une curieuse tranquillité ». Ce qui demeure encore de ce que les populations de Tarquinia et de Volterra avaient en commun. Une même « conscience cosmique » sur laquelle bâtir une même vision du monde. De cette antique religion, il ne reste que les vestiges funéraires. Partout, cependant, « l'asphodèle sauvage » pousse dans le paysage étrusque ses longues tiges souples et libère alentour « son effluve de chat ». Sa « majesté insouciante » continue de tresser un réseau d'étoiles roses d'un site à l'autre. Et un fil incantatoire discret sur la toile dense et éminemment poétique des six Croquis étrusques que D.H. Lawrence nous a laissés.

                                                                                                                   Angèle Paoli

Note : l’ouvrage édité par Le Bruit du temps, à partir de la Cambridge Edition, comprend notamment un chapitre inachevé resté à l’état de manuscrit sur « Le musée de Florence ». Un chapitre publié pour la première fois en France.