Terres de Femmes - Gérard Macé : « Homère au royaume des morts a les yeux ouverts »

 Terres de Femmes - Gérard Macé : « Homère au royaume des morts a les yeux ouverts »
01 2015

Gérard Macé : « Homère au royaume des morts a les yeux ouverts »

Dans le titre, la surprise : Homère aveugle recouvrant, miracle, la vue. Trépassé, il voit. Révélation par cette affirmation insensée d’une perception possible de nouveau, celle qui fut ôtée au poète. S’agit-il de la capacité initiale à percevoir ce qui s’offre au champ visuel ou bien est-ce l’approche poétique (prophétique ?) du poète voyant, outrepassant le temps pour entrevoir le futur, en prolepse, ainsi établi ?

Homère au royaume des morts a les yeux ouverts : que voit-il ? La frontière, d’abord, qui le sépare des vivants, « ruisseau », seuil mobile. Lit-on dans l’eau ? Le poète s’est détaché de sa « créature », Ulysse. Ce qu’il perçoit, c’est « autre chose ». Il a renoncé à ses monstres, le temps humain seul a délivré Ulysse d’un oubli possible : on perpétue son nom pour désigner en une périphrase inversée « l’esprit qui ruse et qui divague ». Impossible de dissocier ce héros de la quête mythique qu’il entreprit, retour différé, Ithaque s’éloigne et la vocation démiurgique du poète qui lui donne vie. Ulysse est celui qui perd la mémoire pour vivre « le vivace aujourd’hui » avant de retrouver le « vorace autrefois », et qui refuse la vie éternelle promise par Calypso pour retrouver sa Pénélope et affronter avec elle le vieillissement et la mort. Homère créa le labyrinthe de la mémoire pour le gorger de noms et de mythes. Sur l’autre rive, une fois passé, ayant donné « des espèces un peu plus sonores, / que le réveil de l’aurore fera trembler ».

Dès le début, plusieurs temps se croisent, l’éternité atteinte du poète qui se retourne et voit se joindre des époques différentes. Le narrateur-poète en ces vers recueille les strates accumulées de l’Antiquité et du présent : expressions juxtaposées, « [q]uitter le navire / avant le naufrage, l’hôpital avant l’incendie. » Homère voit, en ses yeux le défilé des trépassés, « les enfants d’Ophélie » et la rivière toujours accompagne le défilé des héros qui ne se retournent pas. Aucun ne sauvera le sort. Même les personnages de contes ou fables, crapaud, lapin, chouette, loup, rejoignent le cortège et, sur la rive, Homère les regarde passer…

Royaume des morts, autre rive ou monde souterrain. Métropolis ou Atlantide, cités disparues, Ayesha, Celle-qui-doit-être-obéie, mystérieuse reine à la jeunesse éternelle qui « attend le retour / de l’amant qu’elle a tué de ses mains » deux mille ans plus tôt, héroïne du roman de Henry Rider Haggard dont Gérard Macé dit n’avoir « jamais fini la lecture ». La quête du héros, « linguiste épris d’aventure », rejoint aussi celle du lecteur.

Personnes et personnages ne sont pas forcément nommés, ils s’avancent et livrent le détour d’une fiction, d’un récit qui a déjà eu lieu pour signifier dans le poème. Rien n’est changé, la même sourdine mythique alimente le filon de la langue. Cet homme, ce fantôme, pense à la rose, identique « dans toutes les langues », Icare et le vide, fleur jouxtant Empédocle et la cendre, réveillé par le soulier de Cendrillon. La dormeuse s’éveille sous une autre lune, celle du loup :

« quand la lumière du jour permettra
d’inverser les rôles. »

Qui parle alors ? Pénélope tissant le jour pour que la nuit redessine l’attente, prosopopée merveilleuse où le temps antique et intact entre dans le poème d’aujourd’hui, ou celui qui écrit ce jour tissant dans ses rêves la trame des mythes pour qu’ils grandissent aujourd’hui en « lambeaux de rêves » ? Masque, celui du comédien de l’antiquité, portant l’émotion inscrite sur ses traits immobiles alors qu’aujourd’hui soulève le sens du voyage d’alors, Ulysse retrouvant sur sa route chaque légende que Pénélope broderait ?

« Des restes de légendes
accompagnent mon sommeil : les larmes du dieu
changées en vin, le diadème de la mariée en constellation. […] »

Indétermination : qui parle ? Homère ? Le poète Gérard Macé tissant sa propre toile, « [j]e suis ce vieil enfant qui se rappelle » ?

Le roman de Raymond Queneau Les Fleurs bleues commence ainsi : « Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient encore çà et là, en vrac. » Puis apparaît Cidrolin sur sa péniche, en 1964. Le lecteur du roman peut se demander si le duc d’Auge rêve Cidrolin ou si Cidrolin rêve le duc d’Auge. Ce dernier le rejoindra peu à peu, à l’époque moderne, sur la péniche devenue nouvelle Arche pour un autre Déluge. Sortie de l’Histoire. Nous rejoignons le temps du mythe, achronique par définition.

« Le vivace aujourd’hui, // le vorace autrefois ont laissé des traces de leur combat / au bord du vide, où pousse une fleur bleue / juste à côté d’une sandale d’Empédocle […]. » La fleur bleue philosophique et sentimentale de Raymond Queneau rejoint Empédocle (ou Hölderlin) et Mallarmé.

Empédocle ajoutait aux quatre Éléments (Feu, Air, Terre, Eau) deux grandes Forces : Amour et Haine. Gérard Macé évoque ce personnage du film La Nuit du chasseur, le révérend Powell (interprété par Robert Mitchum), prêcheur et tueur en série qui terrorise et pourchasse deux enfants, et qui a écrit le mot LOVE sur les doigts de sa main droite et HATE sur ceux de sa main gauche :

« La barque au fil de l’eau // où chantent les orphelins : le frère et la sœur / sont les enfants d’Ophélie, qui descendent la rivière / pour échapper au chasseur vêtu de noir. »

Les enfants sont sortis de la cave et voguent sur la rivière, cherchant à échapper à la mort. Ils sont dans l’entre-deux. En instance, « enfants d’Ophélie ».

« L’enfant voleur qui voulait dérégler les horloges / (jadis il jouait aux dés au bord de la mer, / dans un monde où les minutes étaient de sable) / est devenu le mécanicien qui veut remonter l’univers, / qui veut réparer les automates et les grands blessés, / les jouets mécaniques en mémoire de son père. »

Cet enfant est-il Hugo Cabret, ce personnage du roman de Brian Selznick (et du film de Martin Scorsese qui voulait réparer l’automate porteur d’un message de son père disparu et qui retrouva la mémoire de Georges Méliès) ? Il est ici associé aux Minutes de Sable mémorial d’Alfred Jarry. Dans le texte introductif de son livre, Jarry déclarait vouloir « suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots ». Il y affirme, un peu comme Mallarmé, dont les dés sont ici présents, la nature « polyédrique » des mots. Il indique aussi : « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires. »

Royaume des morts et royaume des vivants, monde souterrain et rivière limite, nous sommes entraînés dans une suite d’images et de souvenirs juxtaposés issus de livres de l’Antiquité à nos jours. Homère ouvre les yeux, et nous ôtons le bandeau du colin-maillard à la recherche d’une réponse, du secret, de cette clé en forme de cœur que finit par trouver Hugo Cabret.

Comprendre la dualité secrète des dieux et de leurs signes : Hermès, « lèvres scellées » par le secret des dieux, volant à la lueur de la lune « les troupeaux de son frère ». Il hante le texte et devient affirmation du poète, « Je n’invente pas », parcouru de toutes ces voix, main pariétale augurant le « passage vers un autre monde », auguste présage comme la trace du simple décompte du « butin de la chasse ». Les signes se jouxtent, depuis la Préhistoire, plusieurs temps en un seul, les cultures fécondent la parole, après et encore.

On dirait le monde déshabité ici de la parole des dieux. « Le silence est d’or après la pluie », les dieux et nos peurs d’enfants disparues les laissent un temps s’évanouir « dans le paysage désert de la mythologie ».

« Le dieu des carrefours // qui orientait les défunts vers le fleuve / avait une verge d’or et les yeux toujours ouverts. »

C’est Hermès, dieu de la parole et guide des morts. La « verge d’or », c’est son caducée. Au carrefour des voies et des mots, il a été remplacé par le « fils de Dieu » qui nous « montre la voix d’un affreux royaume / qu’on atteint par la souffrance ».

L’Olympe est désormais désert, Zeus a disparu. Atteindre le royaume des morts équivaut à « sortir du langage ».

Comme au théâtre, les trois coups annoncent (entérinent) la nécessité qu’une voix portant la langue établisse son règne, en un acte court jouer les scènes de la mémoire nourrie par le souffleur « de son propre rôle » : « il a besoin d’un livre ouvert pour retrouver la parole ». Oracle de mémoire vacillante et les vers ou la lyre pour que celle du « récit des origines » ne se perde pas.

Ce qui commence alors : Le reste des jours, suite de fragments inscrits dans la mémoire. Traces et preuves de ce qui a été, sandale d’Empédocle et pantoufle de Cendrillon. Cela débute sur ce qui fut : une pierre devenue « table de jardin », dans les jours ordinaires nous nous fondons sur ces vestiges. Dans les ombres du soir « le paraphe d’un pin parasol », rien n’est sans signature, nous déchiffrons, nous formons d’autres signes toujours. Entre le rêve et le dédale des jours « des échelles, des écluses / pour passer d’un jour à l’autre ». L’usage contraire du temps, un signe inversé dans la lecture du bois :

« dans les bois dont on fait les flûtes
et les cercueils […] »

Un enfant, ses ailes premières, dorénavant lui servent à marcher, il l’apprend, puis veut devancer la lune. Chaque recommencement au goût de neige :

« Le vieil homme dont la raison s’en va
Pendant qu’il essaie de démêler
L’invisible écheveau de ses souvenirs,
Une toile d’araignée qui le fait rire et l’effraie. »

La juxtaposition suggère sans imposer des lignes d’union entre les temps. Poète assemblant ces fils sans les fixer, plaçant « [d]ans le même livre / à vingt pages de distance » le discontinu. Relie ces marches dissociées, invite à les regarder dans leur poésie fragmentée comme les touches d’une mémoire unique ou des flocons, la neige en boucle dans la seconde partie du livre, les mots, les morts y sont scellés comme Zeus retentit dans « [l]’énergie du ciel » pour vivre « le goût des fruits rouges » et « la douceur des baisers », « les restes de l’été sous la neige du grand âge ». Méduse en transparence, le mythe d’une femme pétrifiant autant que le miroir des eaux fécondes comme le conte, les « doigts de fées » dans un salon de coiffure enchante la nuque autant que le rasoir pourrait trancher le fil de la vie (fatum), celle d’Homère :

« Sur un grand plat d’argent, une tête
aux yeux fermés comme celle d’un prophète » ?

Tête de Jean-Baptiste offerte à Salomé par Hérode Antipas… Elle a dansé et enflammé les sens du tétrarque de Galilée, une mort pour un instant de vie intense. La mort pour celui qui donnait la seconde vie du baptême.

Comment ne pas songer aux statues représentant le poète, yeux clos, privé de la vue pour mieux appréhender l’outre-sensible au regard d’une culture embrassant les siècles. Comme s’il fallait, pour voir s’ouvrir à ce qui ne se perçoit qu’en strates d’abord invisibles, se liant les unes aux autres par le parcours incessant entre des temps de mémoire (de la Préhistoire au présent, celui qui lit / écrit renonce au cheminement visuel immédiatement perpétuel pour lire le réel à travers ces modulations incessantes entre les ères géologiques et les fentes de l’histoire dont chacun retient ce qui signifie à ses yeux ?

Pour la dernière partie, « La fin des temps, comme toujours », le poète nous prévient qu’un autre parle en lui « avec l’énergie du désespoir, qui redonne la force de vivre ». Dédoublement comme en ces temps, le miroir promené rencontre « [l]a déesse de la guerre », nul égarement, « un champ de ruines / où fumaient encore des cheminées d’usines. » Les lieux, porteurs de cicatrices, montrent les temps confondus, la survivance d’une légende dans le paysage contemporain blessé, goût de la « vieille pomme du paradis » dans le cidre et la cuve pleine du ferment de l’histoire. Clôture affirmée, signe noir d’un sacrifice hors d’âge (« né trop tard ») et pour la balance des torts, au royaume des morts, l’impossible réparation. L’épique a chu : le rêve orphique se tord et la mémoire ne libère qu’une fibre épisodique.

                                                                                     Isabelle Lévesque