Un Français plonge dans la vie du « Gaston Gallimard suisse »
Le Vaudois Henry-Louis Mermod a joué, dans l’entre-deux-guerres, un rôle capital dans l’édition romande. L’auteur Amaury Nauroy fait revivre ces années fécondes.
Dans les années 30 à Lausanne, un noyau d’artistes romands refaisait volontiers le monde au domaine de Fantaisie, demeure cossue nichée entre les parcs de l’Élysée et du Denantou. Parmi les écrivains figuraient Ramuz, Gustave Roud ou encore les frères Cingria. Tous conviés par Henry-Louis Mermod. L’homme, volontiers décrit comme un dandy, ouvrait aussi sa « mermodière » aux auteurs français ou à des peintres, dont Picasso. Devenu son ami, l’Espagnol avait affublé le natif de Sainte-Croix du sobriquet de « pinsonnet », pour son caractère vif et parce qu’il était attaché à un petit pays. Redoutable homme d’affaires, le richissime négociant en métaux a joué un rôle crucial dans l’édition romande de l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, il est malgré tout souvent confondu par le grand public avec l’aviateur de l’Aéropostale Jean Mermoz, ou avec Albert Mermoud, directeur de la Guilde du livre.
Henry-Louis Mermod (1891-1962) a pourtant été surnommé le « Gaston Gallimard suisse » par Philippe Jaccottet. Le poète vaudois a même exprimé le souhait, lors d’une conférence en 2005 au Palais de Rumine, que la géographie lausannoise porte une trace du nom de son premier éditeur. Car s’il existe une rue Cingria à Genève, une avenue Ramuz à Pully et un chemin Gustave-Roud à Carrouge, point de ruelle, place ou carrefour dédiés à celui qui publia les premières œuvres complètes de Ramuz.
L’appel de Jaccottet a piqué la curiosité d’un jeune Français né en 1982 à Vernon (Normandie) présent dans la salle ce soir-là. Amaury Nauroy a tout de suite voulu en savoir plus sur Mermod. Il en a tiré, après une enquête approfondie, le récit principal de Rondes de nuit. Remarquablement écrit, l’ouvrage fraîchement paru a voulu « prendre le pouls d’une tribu de poètes et d’artistes ».
Pari réussi, car tout un monde disparu revit avec force, restitué dans ses nuances. Le lecteur y perçoit notamment la pertinence de la comparaison entre Henry-Louis Mermod et Gaston Gallimard : « Ils avaient en commun leur côté dandy et leur amour pour l’art. Gallimard était le fils d’un grand collectionneur. Les deux se sont entourés très tôt d’écrivains, qui ont beaucoup influencé le catalogue. Mermod lui-même était proche du milieu parisien de la NRF, dont il a publié certains de ses écrivains comme Larbaud, Gide, Claudel ou Colette, et pas que des petits textes », développe le spécialiste français au téléphone.
Un catalogue sans fausses notes
Si Mermod savait s’entourer, il était en outre doté d’un flair certain : « Il n’y a quasiment pas de fausse note dans son catalogue. Il a repéré Jaccottet ou Chessex très tôt », estime Amaury Nauroy. À un rendez-vous manqué près : « Du côté des auteurs étrangers, il a tout de même renoncé à L’Homme sans qualité de Robert Musil, que Jaccottet lui proposait. »
« En 1900, tous les bons et assez bons auteurs publiaient à Paris », raconte-t-il. Or un jour, celui qui menait ses affaires de son bureau à la place Saint-François se lance dans l’édition. Une vocation née de son admiration pour Ramuz, qu’il finit par rencontrer, scellant le début d’une fructueuse collaboration. Ramuz amenait des conseils d’édition au « bleu » qu’était Mermod, et ce dernier lui a offert rien moins qu’une inconditionnelle liberté d’écrire. Il publie l’écrivain en Suisse, tandis que Grasset l’édite en France. « Le papier, le caractère, la mise en page du titre, tout était examiné ensemble, mais je m’en remettais pour tout à son goût, désireux d’avoir un livre qui, jusque dans sa réalisation matérielle, fut Ramuz », écrit Henri-Louis Mermod dans la Gazette de Lausanne du 31 mai 1947, cité dans Rondes de nuit.
Plus mécène que marchand, Mermod payait largement de sa poche ce que coûtaient les livres, s’intéressant à leur élaboration et à leur contenu, mais délaissant totalement leur promotion. Il a fondé le périodique Aujourd’huidans le seul but « d’assurer à Ramuz, en tant que directeur, et au poète Gustave Roud, en tant que secrétaire, des revenus réguliers », raconte Rondes de nuit. L’éditeur a même soutenu Ramuz de manière indirecte, créant un prix qui lui sera attribué, lui permettant d’acheter La Muette, sa maison à Pully.
« Henry-Louis Mermod a permis de briser la solitude de la Suisse romande, remarque Amaury Nauroy. Avant lui, il n’y avait pas de maison d’édition de cette trempe. » Stéphane Pétermann, du Centre de recherches sur les lettres romandes, résume : « Les premiers titres de son catalogue s’apparentent à des fantaisies de bibliophile. À partir de 1926-1927, les éditions Mermod se sont constituées véritablement en publiant l’œuvre de Ramuz pour la diffuser en Suisse. Jusque dans les années 60, il a été l’éditeur et le soutien des écrivains qui comptaient en Suisse romande, puis d’auteurs venus de France et de plus loin encore. »
Classicisme et liberté de ton
Mermod jouera aussi un rôle méconnu dans l’essor de la Guilde du Livre de son presque homonyme Albert Mermoud. Il y facilitera les rééditions des romans de Ramuz, proposera des proses de Cingria et de Ponge. Enfin, il a publié les œuvres complètes de l’auteur de Derborence, du vivant de ce dernier, sous sa supervision.
Aujourd’hui « l’éclat de cette réussite sociale, avec l’aura phosphorescente qui entourait les Mermod s’est presque entièrement éteint », écrit l’auteur de Rondes de nuit. Il n’en reste pas moins la patte Mermod. « Il soignait les ouvrages qu’il faisait paraître, choisissait de beaux papiers, agrémentait les volumes d’œuvres tirées de ses collections, associant classicisme de la forme et liberté de ton », résume Stéphane Pétermann. Ce qui a fait dire à Gustave Roud que « les plus beaux livres de Mermod ont ce quelque chose d’unique où triomphent tout ensemble la libre création et la soumission comme instinctive aux règles souveraines ».
Une envoûtante ronde poétique
Dans son très beau livre, Amaury Nauroy compare La ronde de nuit de Rembrandt à une mystérieuse ronde de poètes qu’il cherche, modestement, à éclairer. Il a souhaité pour cela écrire de tout petits portraits replaçant « les poètes parmi nous ». Il livre notamment un magnifique chapitre où le lecteur se trouve convié à sa suite dans l’intimité de Philippe Jaccottet, installé à Grignan depuis les années 50. À découvrir aussi, sa première rencontre avec Jacques Chessex au Buffet de la Gare de Lausanne, et la virée qu’il fait dans le Jorat avec lui, pèlerinant notamment devant la ferme de Gustave Roud à Carrouge.
On croisera également Jean-Blaise alias « Pipo », le fils de Mermod, ou Catherine, petite-fille de l’éditeur. Mais aussi Roger-Jean Ségalat, dont il a fréquenté la librairie lausannoise, ou le peintre lausannois Jean-Claude Hesselbarth, voisin des Jaccottet à Grignan. Une envoûtante ronde qui parle des hommes derrière les œuvres, sans pour autant occulter ces dernières.
Caroline Rieder