Où sommes-nous maintenant ? – sur deux livres de Cécile Wajsbrot
L’autrice du cycle Haute mer revient avec un récit fragmenté, hanté et polymathe, où volètent et s’entrelacent en apesanteur textes, chansons et œuvres d’art autour des catastrophes aériennes. L’occasion pour l’écrivaine de déléguer son verbe à un coryphée, entité en perpétuelle recomposition lui permettant d’obéir à ce qu’elle nomme, dans Le jour d’après, « le onzième commandement » : parler de l’innommable.
Le titre de cet article se voudrait une traduction de « Where are we now ? », une chanson de David Bowie sortie en 2013, où le Thin White Duke (comme on disait alors) explorait sa part pré-posthume et s’imaginait en fantôme : il allait mourir trois ans plus tard. Dans cette chanson, une sorte de Bowie d’outre-tombe déambulait dans le Berlin des années Heroes et « promenait les morts » à coups de souvenirs. Comme la star ne réussit pas à décéder tout de suite après cet album (The Next Day), elle dut réitérer son effort avec Blackstar en 2016, qui devint posthume deux jours après sa sortie. Mais la vraie réussite n’arriva qu’en 2017 avec l’EP No plan, qui contient le single éponyme, chanté depuis les limbes : « Il n’y a pas de musique ici, / Je suis perdu dans un flot de sons,/ Suis-je nulle part, ici ? »
En réalité, si Plein ciel est bien raconté depuis les cieux, les musiciens qu’y cite Cécile Wajsbrot sont plutôt Rammstein ou Blixa Bargeld (d’Einstürzende Neubauten) que David Bowie. Tant qu’à faire berlinois et froid – puisque Berlin hante l’œuvre de l’autrice –, autant prendre les originaux plutôt que la copie : elle a raison. Cependant, en même temps que Plein ciel, paraît chez le même éditeur un recueil de textes publiés ici ou prononcés là : Le jour d’après et autres essais.
« Le jour d’après » (The Next Day, aurait dit Bowie) a été lu au séminaire de Passa Porta à Bruxelles en 2016. C’est sur le jour d’après les attentats du Bataclan, survenus quatre mois plus tôt. Wajsbrot y rapporte qu’on lui demande d’intervenir à la radio. Elle refuse. « Que peut-on dire ? Je n’en sais rien. Et que penser ? Que ce n’est pas encore le moment de penser. Qu’il y a quelque chose à respecter, une suspension de l’usage des mots, une suspension de l’usage de la pensée. Pour se recueillir – mais pas seulement. Pour que l’événement se dépose, prenne sa place en nous, laisse sa trace. »
De fait, nombre d’essais de ce recueil posent la question de ce que peut la littérature « Après coup » (titre d’un autre essai, de 2008, emprunté au livre de Maurice Blanchot). Après les attentats, les génocides, « la destruction des Juifs d’Europe », il y a, note l’écrivaine, cette double injonction contradictoire : « pas de poésie après Auschwitz » sauf celle du témoignage et, à la fois, « le devoir de mémoire, la nécessité de trouver sa place dans la chaîne de la transmission » avec ce qu’elle appelle un « onzième commandement, Tu en parleras ».
Cécile Wajsbrot est née en 1954. Son grand-père a été assassiné à Auschwitz en 1942. Mais elle fait partie, comme elle l’écrit, de cette génération qui n’a « pas connu les chemins d’un exil prévu à temps ni la fuite éperdue (…) ni la nuit des trains, la terreur, les camps ». De même, écrira-t-elle dans l’article « Des blessures endurées… » (2017), la plupart d’entre nous n’avons pas été victimes d’attentat, ne le serons pas, ne connaissons ni ne connaîtrons même aucune victime et pourtant, « comme pour Ulysse, ce n’est pas notre sang qui coule, ce sont nos pleurs », à l’écoute du récit de nos blessures et de notre combat. Un récit (roman, chanson, etc.) qui a comme vertu que chacun sache un instant « qu’il appartient au même monde ».
Néanmoins, le commandement d’« en parler » fait aux écrivain·es qui ont « perçu l’invisible mur [les] séparant des autres, de ceux dont la famille n’avait rien traversé ou pas grand-chose » tout en n’ayant rien vécu elleux-mêmes, les place dans une position que Wajsbrot décrit dans « Après coup » par une métaphore astronautique : « nous n’étions nulle part, perdus dans l’espace et le temps comme ces personnages des films de science-fiction qui tournent en orbite autour d’une planète lointaine sans pouvoir ni revenir sur la Terre ni arriver sur une autre planète parce que prisonniers d’une attraction éternelle ». Ce flottement à la fois si près et si loin de la catastrophe est aussi la position la plus efficace pour en parler : une indétermination incarnée. « Ce qui se passe ne peut que passer dans ce qu’on écrit, à condition de ne pas vouloir écrire ce qui se passe », résumera l’autrice après le Bataclan.
C’est donc dans une espèce d’apesanteur que se raconte Plein ciel. Où sommes-nous ? Qui parle ? « La scène est vide comme le ciel (…). Aucun décor pour nous distraire. » On avance dans une « forme invisible », une « épaisseur impalpable ». Le plus simple serait peut-être de se reporter au poème « Plein ciel » de Victor Hugo que l’autrice cite. Il est dans la Légende des siècles (1859), section « Vingtième siècle » et, dans cette épopée humaine des ténèbres vers la lumière, il célèbre les voyages aériens (en aérostat voire en hélicoptère, engin qui commençait à être dans les tuyaux des ingénieurs) : « Dans un écartement de nuages, (…) / Un point vague et confus apparaît ; dans le vent,/ Dans l’espace, ce point se meut ; il est vivant ;/ Il va, descend, remonte ; il fait ce qu’il veut faire ;/ Il approche, il prend forme, il vient ; c’est une sphère »… Notons, pour la bonne bouche, que « Plein ciel » chez Hugo suit le poème « Pleine mer » et que Cécile Wajsbrot a rassemblé son cycle de cinq romans autour de la création et de sa réception sous le titre Haute mer (Le bruit du temps, 2022).
La beauté de Plein ciel réside surtout dans la légèreté et la liberté de sa forme constellaire.
Il est donc question d’un avion dans Plein ciel, on le comprend peu à peu. « Le Vol Air France 406 Brazzaville-Paris s’écrase en Libye dans le désert du Sahara » lit-on dans Wikipédia, « après que le Lockheed Starliner se fut cassé en deux. La catastrophe fait 78 victimes. » La romancière fait un usage intensif d’internet et des réseaux sociaux pour sa documentation, tantôt les citant, tantôt ne laissant dans le récit que le fantôme de ses emprunts. La voix narrative est un « coryphée », c’est-à-dire la·e chef·fe du chœur antique – si tant est que le coryphée puisse avoir un genre. Autant dire : personne et tout le monde et, peut-être, avec un peu de chance, une instance « où les contradictions se résolvent ». Ce coryphée parle en particulier à la place d’une « femme sans âge » et, en quelque sorte, lui répond dans un jeu d’indétermination : « Avez-vous pensé à la question inverse, dis-je à supposer que ce soit moi qui parle à travers les mots que je prononce. Avez-vous pensé à la question inverse, auriez-vous le droit de l’oublier ? »
En effet, la « femme sans âge » a été traumatisée par la disparition, quand elle avait six ans, en 1961 (comme l’autrice), d’une amie de la famille, hôtesse de l’air qui travaillait sur le fatal vol Air France Brazzaville-Paris du 10 mai. Cette « fée des voyages » lui expédiait des cartes postales lointaines, racontait à ses retours des merveilles dépaysantes. Plein ciel mène une enquête polyphonique et fragile sur cette catastrophe aéronautique : car on a pu soupçonner qu’il s’agissait d’un attentat, destiné à tuer un ministre centrafricain. Le 10 mai 1961 n’est cependant pas sans rappeler la date à laquelle le grand-père de Cécile Wajsbrot fut convoqué par la police française pour être envoyé à la mort, vingt ans plus tôt : le 14 mai 1941.
Par delà l’investigation, la beauté de Plein ciel réside surtout dans la légèreté et la liberté de sa forme constellaire. Cécile Wajsbrot navigue du Nils Holgersson de Lagerlöf au Voyage au Congo de Gide en passant par l’essai journalistique de Kafka « Les aéroplanes à Brescia » (1909) ou tel poème de Yeats, « Un aviateur irlandais prédit sa mort » (1918-1919) : « Ceux que je combats, je ne les hais pas,/ Ceux que je protège, je ne les aime pas ». Wajsbrot réussit même à réenchanter la Navigation de Saint Brendan (XIIᵉ siècle) avec ses oiseaux-anges déchus qu’on retrouve chez Farid al-Dîn Attar ou Clément Jannequin. Il y a beaucoup de chansons, plusieurs œuvres d’art vidéo et aussi des écrits sur la Lune (Lucien, Fontenelle) en plus des avions : décentrement oblige. Il y a Günther Anders qui note, dans Vue de la Lune (1970), que nous avons réussi à voir notre planète de l’extérieur, « c’est-à-dire non pas comme notre Terre, mais comme un corps céleste n’appartenant à aucun propriétaire, comme une épave flottant dans l’univers. »
Pour échapper à ce regard surplombant, coercitif et, au final, annihilant, il faut sans doute adopter celui de Wajsbrot dans Plein ciel : flottant, ubique, désarmé, qui est aussi celui théorisé par l’artiste Hito Steyerl dans plusieurs de ses œuvres. On connaît la place de l’art contemporain dans les récits de Wajsbrot. Ici, la rencontre avec la « femme sans âge » a justement lieu dans une exposition monographique de Steyerl, « I will Survive ». Le coryphée s’attache à In Free Fall (« En chute libre »), une trilogie vidéo de 2010 : After the Crash, Before the Crash, Crash (« Après l’écrasement », « Avant l’écrasement », « Ecrasement »). Pas vraiment de catastrophe ici : l’œuvre de Steyerl est plutôt une réflexion sur l’économie, la fiction et la banqueroute. Mais page 111 de Plein Ciel, le coryphée se met à lire l’article d’e-flux afférent, « En chute libre : essai sur la perspective verticale », où l’artiste berlinoise théorise le point de vue surplombant, ses inconvénients (elle « signifie une forte hiérarchisation du pouvoir », résume Wajsbrot, la surveillance des drones et de Google Street View) mais aussi son unique avantage : la possibilité de sa propre destruction, un peu comme la perspective classique, instrument de colonisation, portait en elle les germes de sa faillite.
Supposant que la perspective verticale contemporaine a achevé de détruire notre croyance en un sol et un fondement, Steyerl parle d’une « perspective de la chute libre » sans fin – ce qui fait écho aux « prisonniers d’une attraction éternelle » de Wajsbrot. Et dans cette chute libre, conclut l’artiste vidéo, « aux prises avec des avenirs en ruine qui nous ramènent à un présent angoissant, nous voyons que l’endroit vers lequel nous tombons n’est plus ancré, ni stable. Il ne promet pas de communauté, mais une entité évolutive. » C’est évidemment à cette mutation politique que, dans l’ordre du récit, s’emploie Plein ciel, avec son chœur qui dès le début nous prévenait : « Chacun de nous est quelqu’un mais ensemble nous ne sommes personne. » Ne pas en exercer, tel serait alors le pouvoir de la littérature et de l’art.
Par Eric Loret