Cher, ô cher Lawrence
Franchement, on se demande pourquoi l'édition française, au lieu de nous servir, par routine, de nouveaux romans d'« auteurs à succès » et des premiers romans de jeunes et distingués normaliens, la plupart plus fadasses les uns que les autres, ne se contente pas d'éditer ou de rééditer encore et encore les ouvrages de David Herbert Lawrence. Il y a de quoi faire : l'auteur, bien que mort avant son quarante-cinquième anniversaire, a laissé quarante volumes d'écrits. Comme il a souvent beaucoup corrigé et parfois réécrit ses œuvres (ainsi, trois versions de Lady Chatterleys' Lover), on pourrait publier toutes les versions et se régaler des comparaisons. Ce serait d'autant plus justifié que, dans beaucoup de cas, on ne disposait jusqu'à récemment que de traductions de mauvaise qualité, voire fragmentaires (c'est ainsi que jusqu'à la traduction sortie en 2012 aux éditions du Rocher, on ne trouvait qu'une version largement caviardée du Serpent à plumes). Surtout, les éditeurs, parce que c'est là leur souci légitime, seraient assurés d'un vrai succès populaire. On trouve de tout chez Lawrence : des passions frémissantes, du sexe explicite ou retenu, donc encore plus troublant, de l'exotisme, de l'humour, du social, de l'analyse psychologique, et même des histoires de chiens et de petits lapins, comme dans le recueil présenté ici, qu'on peut mettre sans crainte entre les mains des enfants. Les éditions Le Bruit du temps ont compris le truc. Qu'elles en profitent ! Libération a récemment consacré deux belles pages aux deux derniers recueils qu'elles viennent de publier. En les voyant, je me suis dit que Lawrence allait peut-être sortir de ce purgatoire qui, en France, pour le grand public, fait de lui le scénariste de la Lady Chatterley un peu trop « flower power » de Pascale Ferran.
Depuis 2009, Le Bruit du temps a entrepris la publication de l'ensemble des nouvelles de D.H. Lawrence, établie d'après l'édition qui fait référence de l'université de Cambridge, et en reprenant pour l'essentiel les notices de cette édition qui éclairent la genèse des écrits et donnent le contexte de leur publication du vivant de l'auteur. Chère, ô chère Angleterre est donc le troisième tome de cette entreprise. Parallèlement, l'éditeur publie des recueils d'essais et les Matins mexicains font suite aux Croquis étrusquesde la précédente livraison. Lawrence écrivait tout le temps et il n'arrêtait pas de voyager.
La traversée des corps modernes
Les traductions des nouvelles et celles des essais ont été confiées à deux traducteurs différents, mais Marc Amfreville pour les premières et Jean-Baptiste de Seynes pour les seconds ont pareillement effectué un travail remarquable. La comparaison avec des traductions antérieures donne l'impression de ne pas avoir affaire au même récit ! Dans l'ancienne traduction des Matins mexicains (d'ailleurs appelés Matinées mexicaines), il était par exemple question d'« arbres dénudés, où bourgeonnaient des fleurs pourpres armées de pointes aiguës, et des buissons de grosses fleurs jaunes, assises avec lassitude sur leurs tiges ». Ça a nettement moins de vigueur qu'un « chemin… planté d'arbres nus crachant leurs fleurs acérées, écarlates, ainsi que de buissons aux grosses fleurs jaunes et comme lasses d'attendre sur leurs tiges ». Quant à la traduction des nouvelles, elle fait appel à un vocabulaire très précis, y compris dans le registre parlé auquel a souvent recours Lawrence, et qui aiguise la curiosité lexicale. Une « buxom girl » peut en effet être traduit par notre sympathique expressions : « une fille gironde ».
Les nouvelles de ce recueil datent de 1913 à 1922 et même lorsqu'elles adoptent un ton léger, ou traitent d'un sujet anecdotique, elles témoignent de la meurtrissure profonde que la Première Guerre mondiale imprima en Lawrence et qui explique en partie la distance qu'il mettra toujours, ensuite, entre lui et non seulement son pays, mais la civilisation occidentale industrialisée tout entière. Comme Lawrence avait besoin de publier pour vivre, l'intérêt des nouvelles est certes inégal. Les notices renseignent sur les nombreuses négociations pour publier un texte d'abord dans une revue, ensuite chez un éditeur, en Angleterre et aux États-Unis, etc. Certaines sont simplement très drôles comme « Vos tickets, s'il vous plaît » : un groupe de receveuses de tramway se venge d'un supérieur dragueur (si je peux me permettre une remarque anachronique : sans avoir besoin d'une loi derrière laquelle se réfugier). Mais d'autres sont de véritables petits chefs-d'œuvre, telle la nouvelle-titre, l'ironique et terrible « Chère, ô chère Angleterre ». À la fin du récit, l'agonie du héros est un modèle de technique littéraire.
Beaucoup des meilleurs de ces nouvelles sont celles qui montrent des hommes qui, lorsqu'ils ne rentrent pas traumatisés de la guerre, sont dépassés par la vie moderne, ou empotés, et qui se trouvent confrontés à des femmes émancipées, audacieuses, conscientes de leurs désirs : « L'aveugle », « Samson et Dalila », « Un comble ». Mais c'est dans les Matins mexicains, notamment les textes qui décrivent les danses des Indiens, qu'on rencontre le grand D.H. Lawrence, celui qui écrira ce roman magnifiquement fou qu'est Le Serpent à plumes, celui qui élaborera une théorie de l'humain et de la sexualité qu'on mésinterprète en l'assimilant à un panthéisme, celui qui prend conscience d'une mémoire de l'espèce, telle qu'elle traverse les corps modernes.
Catherine Millet