ArtPress - n°408 - Georges Limbour : rendre visite aux tableaux

 ArtPress - n°408 - Georges Limbour : rendre visite aux tableaux
01 2014

Georges Limbour : rendre visite aux tableaux 

Parfois évoqués par les spécialistes de l'écrivain ou cités selon leurs besoins par quelques rares historiens de l'art, les écrits sur l'art de Georges Limbour (1900-1970) n'étaient pas tout à fait ignorés jusqu'à présent, mais presque. Leur publication intégrale, par les soins de Martine Colin-Picon et de Françoise Nicol, auteurs respectivement dans cet ouvrage d'une biographie synthétique riche d'informations et d'une préface fort éclairante, constitue donc une véritable révélation, premettant d'en prendre enfin la mesure.

Ces écrits couvrent plus de quarante ans de la vie artistique en France. Le premier, de 1924, est un texte sur André Masson, dont Limbour avait fait la connaissance deux ans avant grâce à son ami de jeunesse du Havre, Jean Dubuffet, intégrant alors le cercle de la rue Blomet : Masson, Miró, Leiris… réseau d'amitiés auxquelles il restera fidèle toute sa vie ; le dernier, en 1969, le récit d'une visite chez Kahnweiler, éditeur en 1924 de son premier livre de poèmes, Soleil bas, justement illustré par Masson. Entre-temps, il aura écrit quelque 350 articles et préfaces, sans oublier plusieurs monographies, consacrées à Masson, Dubuffet, André Beaudin ou Stanley William Hayter. Production soutenue, au point qu'on a pu dire que Limbour y avait consacré la plus grande partie de son activité d'écrivain.

À l'exception d'un singulier « Préambule », écrit en guise de préface à son livre Tableau bon levain, à vous de cuire la pâte. L'art brut de Jean Dubuffet, coédité par René Drouin et Pierre Matisse en 1953, dans lequel Limbour met en scène les rapports fondamentaux entre « le Peintre, le Monde et la Palette », les textes sont donnés dans l'ordre chronologique de leur parution. Peu nombreux, ceux qu'il a publiés dans les années 1920 et 1930 sont déjà remarquables, notamment deux pour la revue Documents, l'un sur Paul Klee et l'autre – assez fascinant dans sa façon de parler des choses, à la fois directe et complètement détournée – ayant pour prétexte les tableaux de sable de Masson. La plupart ont donc été écrits après la guerre, alors que Limbour se fait un temps le chroniqueur de l'actualité artistique, visitant infatigablement musées et galeries, expositions et ateliers – ce qu'il appelait « rendre visite aux tableaux » –, suivant la création des artistes qui ont sa faveur, mais écrivant aussi sur bien d'autres choses, de la redécouverte de l'art gaulois à la tradition de la nature morte, de l'essor de la nouvelle école de Paris à la vogue de l'art abstrait…

À l'occasion, il livre des témoignages sur des moments devenus historiques comme, en 1944, le Salon d'automne dit « de la Libération » marqué par la présentation exceptionnelle et controversée d'œuvres récentes de Picasso, en 1949, le panorama de l'art non figuratif organisé par Michel Seuphor à la galerie Maeght, ou encore, en 1955, l'exposition Le Mouvement à la galerie Denise René. C'est l'époque où il publie le plus, par exemple dans Action, à l'invitation de Francis Ponge, dans Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre ou dans Derrière le Miroir, la prestigieuse revue de la galerie Maeght, sans parler de l'unique numéro de la revue Le Spectateur des arts, publié en décembre 1944 à l'initiative du marchand René Drouin et dirigé par Limbour lui-même. Prolifique, il donne des papiers à plusieurs journaux à la fois, parfois sous pseudonyme : à propos de l'exposition des « Hautes Pâtes » de Dubuffet, Mirobolus, Macadam et Cie, présentée chez Drouin en 1946, deux articles de lui sortent même simultanément, dont un sous alias.

Sérieux et fantaisiste

À partir du mitan des années 1950, il publie moins, absorbé par l'écriture d'un livre important sur l'œuvre de son ami Dubuffet, Le Recensement universel, malheureusement resté inédit en raison d'un désaccord avec l'artiste mais dont quelques pages publiées dans Les Lettres nouvellessous le titre bien trouvé de « Histoire de Jean Dubuffet » nous sont restituées ici, sans doute pour la première fois depuis 1964. S'affranchissant de l'actualité immédiate, Limbour reste cependant fidèle à certaines affinités artistiques et humaines qui ont été déterminantes dans sa conception du rôle de critique, sans jamais peser sur son jugement, sans jamais entraver sa liberté.

Tout au long des 1200 pages de ce livre, dont un index des noms, un index des lieux d'exposition et des récapitulatifs des publications par supports peuvent faciliter ou orienter l'exploration, Limbour se révèle un « merveilleux écrivain », celui dont Leiris vantait l'écriture, « l'une des plus déliées qui soient ». Très conscient de la difficulté et de la responsabilité d'écrire sur l'art, dont il fait lui-même état, il fait preuve d'un sérieux et d'une fantaisie rares. Sérieux, parce qu'il a la connaissance du métier de peintre et la conscience de ses enjeux. Il excelle notamment à retracer le développement d'une œuvre, que ce soit celle de Dubuffet, qu'il a sans cesse accompagnée, ou celle de Kandinsky, qui lui reste étrangère mais dont il parvient à décerner certaines qualités peut-être mieux que d'autres, plus inconditionnels. Fantaisiste, parce que son écriture, celle d'un maître du récit et d'un poète, est libre, vive, voire ironique, et qu'elle prend les formes les plus diverses pour nous faire entrer dans la grande aventure du regard. Ainsi, au fil des pages, se dessine une ligne esthétique personnelle particulièrement exigeante et attachante.

                                                                                           Pierre Brullé