Le premier livre du Français Amaury Nauroy, né en 1982, créateur et directeur de la revue Tra-jectoires (2003-2008), est une conversation originale avec les écrivains de Suisse romande.
C’est peu son histoire qu’Amaury Nauroy raconte dans ce livre. Et l’ambivalence de ce possessif est bien à l’origine de la singulière qualité de l’ouvrage. Le projet n’est pas de captation ou d’identification. C’est une libre subjectivité qui est à l’oeuvre, au travail. La subjectivité de celui qui se promène dans le domaine qu’il a choisi, la littérature moderne de Suisse romande, sans chercher à se l’approprier, qui se familiarise avec elle sans vouloir la dominer du haut de son promontoire d’érudition.
Par courtoisie, l’auteur, dans les premières pages de son livre, s’explique sur le titre. Il est vrai que la jaquette reproduisant le fameux tableau de Rembrandt (auquel on donna ce titre bien après son exécution) nous avait mis sur la voie. Mais il fallait encore justifier ce rapprochement, et aussi ce pluriel. Au centre du tableau, au milieu des hommes affairés, en armes, une jeune fille en blanc, avec un poulet à la ceinture. La jeune ingénue semble un peu perdue. Pas vraiment à sa place, décalée par rapport à l’événement – mais quel événement ? – elle est pourtant bien là, silencieuse : « L’humble petiote ne sait pas encore transformer en mots le feu qui la traverse, ni l’étrange source claire qui scintille au milieu de certaines têtes. La parole lui manque. » Nauroy s’identifie à la muette, bien qu’il ne le fût point lui-même, muet, comme en témoigne son livre. Au départ, c’est une rencontre, presque fortuite mais de poids, avec le poète Philippe Jaccottet, qui l’a poussé à jouer ce rôle de « lanterne »… De fait, il a retenu du poète plusieurs traits, dont l’attention, la sympathie, la haine des excès de voix.
À partir de là, et sans doute d’une inclination naturelle de l’auteur, les « rondes » peuvent commencer, varier de rythme. À partir de là, une « vie secrète », comme dirait Pascal Quignard, se construit, au rythme d’une écriture – ici de prose, mais qui ne perd jamais de vue le poème. Comme si, soudain, on savait, où, vers qui et vers quoi, aller. Et pour bien marcher, il faut d’abord découvrir et nommer un territoire, avec ses montagnes (les Alpes), sa vallée (celle du Rhône), une ville à l’ancienne (Lausanne). Au centre de ce paysage, de ce territoire géographiquement limité, il y a le visage rond, l’allure de « dandy » et de « notable » d’un homme : Henry-Louis Mermod.
Au milieu des années 1920, H.-L. M., fils « richissime » d’industriels horlogers, crée une maison d’édition qui porte son nom, à Lausanne. Jusqu’à sa mort en 1962, il va publier, « au petit trot vaudois », avec art, les meilleurs auteurs suisses de langue française, et d’abord Charles-Ferdinand Ramuz. Puis l’ami de celui-ci, Gustave Roud, chantre de la vie rurale, poète et photographe au milieu des champs. Un homme, c’est aussi une famille, biologique d’abord, puis de coeur, dans un élargissement qui, ici, prend toute sa signification littéraire. Car, comme le dit fort bien Nauroy, « en marge (…) de chaque livre (il y a) un autre livre, plus ample, insaisissable ». C’est bien celui-là que, dans sa vaste pérégrination, au travers d’une généalogie avérée mais multiple, invisible, l’auteur nous invite à lire. Un livre qui donne à entendre tous les bruissements et les musiques, parfois âpres, souvent mélancoliques, d’une « Suisse intérieure »…
Dans cette bibliothèque informelle, des noms se détachent. Et même si l’arbre reste caché dans le paysage, ces noms résonnent dans la forêt : « Chappaz l’aîné, Jaccottet le puîné, Chessex le cadet. » Amaury Nauroy sait évoquer, avec une même intensité, libre d’admirer ou d’ironiser et d’écorner, des visages disparus et ceux des auteurs qu’il a connus, connaît encore. Ce sont les chapitres qui composent la troisième partie du livre. Ainsi de Jacques Chessex, mort en 2009, figure d’une Suisse plus « tumultueuse » qu’apaisée ou endormie dans son opulence, comme disent ses détracteurs. Après l’oeuvre éditoriale de Mermod, puis l’enquête auprès de sa postérité dans les rues de Lausanne, il faut enjamber les générations jusqu’au présent. Même si les figures qu’évoque Nauroy sont celles des aînés, comme les grands anciens, Charles-Albert Cingria, flamboyant Genevois médiéval, le peintre René Auberjonois ou, plus proche de nous, la discrète Anne Perrier. « Comment ne pas être ému pas la connivence des vivants et des morts sans quoi toute vie devient irrespirable ! », s’exclame Nauroy, que la Suisse devrait s’empresser de faire citoyen d’honneur, au titre de ses « obsessions helvétiques » ! Au centre de l’affection présente, il y a d’abord la haute stature de Philippe Jaccottet. Lui qui a quitté la Suisse pour s’installer dans la Drôme, depuis bien des décennies. Le verbe « trôner » ne conviendrait pas ici, tant le poète de la Semaison est un homme discret, n’élevant jamais la voix, mais sachant si bien mêler cette voix à tous les murmures et lumières de la nature.
Ce « rapport d’intensité avec ce qu’on vit », l’auteur des Rondes de nuit le cherche, et le trouve, dans les œuvres autant que les personnes, selon un certain regard fait d’amitié, d’admiration active, à la fois scrupuleuse et libre, rêveuse : pas de contradiction ici. A la fin du livre, après le peintre Claude Garache, c’est à Pierre Oster de poser, dernier relais du récit, « une Académie à lui tout seul », homme et poète qui porte très haut les scrupules de la langue poétique, jusqu’à des sommets solitaires. Amaury Nauroy ne pouvait qu’y être sensible.
par Patrick Kéchichian