Jean-Claude Caër - Présentation à l'occasion de la parution du recueil

18 janvier 2019

Depuis quelques années, j’ai décidé de faire des voyages pour écrire. C’est bien sûr par goût de l’aventure, pour partir vers l’inconnu, mais aussi pour faire le vide, accéder ainsi à une certaine intensité et plonger en moi-même.

Ce voyage au Japon est déjà un peu loin dans mon esprit. Mais en fait, tout est dans les poèmes. Ce tout étant le voyage lui-même, les impressions, l’appréciation du monde, les paysages, les rencontres.

A vrai dire, le livre efface le voyage réel qui est déjà un peu loin comme je le disais. Il date du printemps 2016. C’est un voyage qui a duré trois semaines. Contrairement à mon habitude de partir à l’aventure, j’avais longuement réfléchi et choisi  les destinations avant mon départ, Tokyô, Kyôto et le Mont Kôya (Kôya-san en japonais), qui est une montagne sacrée. On y trouve 117 temples et un cimetière très célèbre où il y a plus de 200 000 tombes. Certaines d’entre elles datent  du XVIIe siècle. Aujourd’hui encore, les grands industriels japonais s’y font construire des mausolées.

Je voulais aussi absolument aller à Hokkaidô, une île située au nord du Japon, à la rencontre des derniers Aïnous, un peuple mystérieux, qui vivait là bien avant l’arrivée des Japonais, un peuple qui a quasiment disparu en raison de la « colonisation » au cours des trois derniers siècles. Il restait 16 000 Aïnous au début du XXe siècle.

J’aurai aimé continuer mon voyage. Je regrette de ne pas être allé sur les îles Kouriles ou sur l’île Sakhaline.         

Ce livre est la suite de mes précédents recueils Alaska et En route pour Haida Gwaii, où j’allais déjà à la rencontre des peuples amérindiens du nord.

Mais il est différent. C’est un livre hanté par le deuil, la disparition de ma mère survenue peu de temps auparavant. Après son décès, j’avais écrit un poème qui affrontait le côté abrupt de la mort dans sa crudité, mais qui ne me satisfaisait pas.

Ce voyage au Japon fut une sorte de détour pour affronter sa disparition. Un sentiment de deuil m’a accompagné tout le temps de ce voyage. Ma mère me demandait souvent quand je la voyais si j’avais un nouveau livre à paraître. Et j’ai peut-être par là répondu présent à sa requête charmante mais impérative.

Le voyage est un risque, un risque calculé. Certes on peut en revenir bredouille et ce n’est pas si grave.

Ce livre s’est fait un peu malgré moi. Il s’inscrit dans la tradition japonaise et la lignée des maîtres anciens japonais, mais dans le Japon d’aujourd’hui évidemment. Cela s’est fait malgré moi, peut-être dans une sorte d’acculturation.

Je connais assez bien le cinéma, la littérature japonaise. J’ai beaucoup lu les poètes Bashô, Issa, Ryôkan, Takuboku, Kamo no Chômei, Murasaki Shikibu, les Mémoires d’une Ephémère, le Journal de Tosa, pour n’en citer que quelques-uns.

Quand on voyage « seul et solitaire » une voix intérieure se met en place, une voix qui dicte, il y a comme un dédoublement, c’est ce que j’avais déjà ressenti  lors de mon précédent voyage. Un dépouillement de soi. Un dialogue alors s’installe. A ce propos je voudrais citer quelques mots d’un penseur japonais, Ishida Hidetaka, qui exprime ce que je pense bien mieux que je ne pourrai le faire, bien que ce soit malgré tout un peu complexe :

« Pour moi, penser, c’est aussi entendre des voix, c’est aussi entrer en dialogue avec les voix multiples, non pas les voix des personnes qu’on entend dans le monde, mais plutôt les voix du silence des dialogues avec les autres pensées qui se sont accumulées au cours de l’histoire de la pensée et qui continuent : des murmures de voix, de pensées qui sont silencieuses, qu’on entend quand on pense. »

Trouver le bon lieu, l’état de réceptivité, d’écoute intérieure, d’attention et de retrait. L’instant où tout s’imprime dans la rétine et se transforme en poème, où l’événement devient poème. Voilà toute la difficulté.

La solitude, la précarité, la mélancolie, l’idée de l’impermanence des choses, le mépris du monde, Le Monde flottant. Tout n’est qu’apparence. Voilà de quoi est faite la tradition de la littérature de voyage au Japon. Les moines, les poètes voyageurs étaient d’ailleurs dans les temps anciens appelés nuages.

Ces voyageurs ont choisi de célébrer des lieux parfaits, des sites, des paysages, des temples et même des tombes. Leur ont consacré des poèmes, des peintures. Les paysages sont comme un livre de sentiments accumulés par les vivants pèlerins qui se sont promenés là avant nous. Tous ces hommes, ces voyageurs ont écrit un livre de sentiments. 

Je voulais marcher dans leurs traces, je n’ai fait que marcher dans leurs traces dans une sorte de continuité comme un écho à leurs voix que j’aime.

Je voudrais saluer le travail admirable de Jacqueline Pigeot pour son livre

Michiyuki-bun, « Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien », que je n’avais pas lu avant mon départ. C’est dans ce livre épais que j’ai trouvé un passage du Kaidô-ki, « En longeant la mer de Kyôto à Kamakura ». Ce livre du XIIIe siècle est une sorte de voyage spirituel par un auteur anonyme. Je suis très heureux, car il va paraître au Bruit du Temps prochainement.

Le passage que je vais citer montre cette articulation entre expérience du temps et expérience de l’espace quand on voyage :

« Les traces de mes pas d’hier sont aujourd’hui un rêve ; aujourd’hui, où je passe ici, en quel lieu dirai-je demain que c’était hier ? En vérité, mois et années qu’on a laissées derrière soi, de rêve se sont mués en rêve ; sentiers de montagnes d’hier et d’aujourd’hui, des nuages entrent dans les nuages. »

Quand j’ai voyagé au Japon, j’ai vraiment ressenti l’écoulement du temps d’une façon intense.

Y a-t-il un but à cette errance ? Est-on condamné à errer d’instants en instants ? Y a-t-il un sens à tout cela ? Je vous laisse à ces interrogations.

Je vous remercie de votre attention, et maintenant nous allons lire les poèmes.

 

Lu le 9 janvier 2019 au Bruit du Temps