Diacritik : Recension par Clément Rosset

 Diacritik : Recension par Clément Rosset
22 mars 2023

Avant de rassembler quelques notes griffonnées au fil de mes lectures désordonnées de trois livres de Philippe Beck – Ryrkaïpii ; Idées de la nuit suivi de L’Homme-Balai et Une autre clarté. Entretiens 1997-2022 (Le Bruit du temps) –, je me repasse distraitement quelques enregistrements de musiques composées entre 1998 et 2013 dans la solitude du studio 116C du GRM (à la Maison de la Radio), ou chez moi, au piano et à la table. Ces pièces, qui ont pour titre Où, Battement, Pique-nique dans les ruines, Dans la prison d’air, n’ont pas été choisies par hasard : elles ont été élaborées à diverses étapes d’un parcours en compagnie de Philippe Beck, rencontré au passage du vingtième au vingt-et-unième siècle (au moment où il publiait Dernière mode familiale) et aussitôt embarqué dans ces lieux d’échanges qui avaient pour nom l’Atelier de Création Radiophonique et Surpris par la nuit.

 

Reprise du thème : ces chroniques sont le fruit du déplacement d’un travail d’agencement du son sur un autre support. C’est pourquoi il faut non seulement donner à lire (et à voir), mais aussi à entendre. Parmi les principaux essais radiophoniques où la voix de Philippe Beck (conversant, ou lisant quelques pages de lui-même, toujours avec lenteur) a été enregistrée – Histoire du cœur histoire de la têtePique-nique dans les ruinesPrisons imaginairesEnchantésréenchantés, Les machines à illusion–, les deux derniers sont accessibles sur le site de la chaîne qui les a diffusés (on peut y entendre tout au long Dans la prison d’air, en hommage à Merlin – mais aussi à Philip K. Dick).

 

[…]

 

Dans Une autre clarté, recueil d’entretiens réalisés entre 1997 et 2022 (où le travail de l’essai radiophonique que j’ai évoqué en introduction ne peut trouver place, tant il est impossible de couper le son sans tout devoir réécrire), Beck répond (à une question de Chiara Soini : “Il me semble que, à l’intérieur même du vers, il y a une sorte de vers syncopé. A-t-il été inspiré par la musique classique ?”) : “J’ai beaucoup parlé de l’importance de la musique et du rythme dans ma poésie, et pour cause. La « dimension musicale », comme elle est bizarrement appelée (où commence-t-elle et où finit-elle ?) est consciemment-inconsciemment oubliée des lecteurs qui y voient (ne peuvent y percevoir) qu’un élément accessoire. Les oublieux de l’unité sémantico-mélodique sont les lecteurs en prose.”

 

Pour qui a suivi le parcours de Philippe Beck depuis Garde-manche hypocrite (1996), ce recueil (qui ouvre en grand les portes de l’atelier d’un auteur fort accueillant) permet de découvrir des propos passionnants, ne serait-ce que par la rigueur (et la vigueur) qu’ils impriment ; mais aussi d’en retrouver certains, comme cet échange de mai 2000 avec Pierre Michon : “P.M. : Je connais Philippe depuis trois ou quatre mois. Je vois bien que là se passe quelque chose d’essentiel et qui n’est plus cette poésie minimaliste qui nous a embêtés en France et ailleurs sans doute […] Ph. B. : Pour cette poésie, il s’agit souvent de préférer l’obscurité à la clarté ou de rechercher une autre obscurité. Personnellement, je préfère le mot de Hölderlin : une autre clarté ».” J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point le minimalisme aura été salvateur, et ce en tous domaines ; mais bien entendu, il convient de faire la différence entre ce qui prétend en relever et ce qui opère réellement quelque chose de neuf – un pas de côté, une prise de distance avec l’inflation post-romantique. Côté musique, par exemple, Morton Feldman plutôt que Philip Glass : rivière de dissonances sans retour… Quoi qu’il en soit, le minimaliste que je suis a grand plaisir à lire les ouvrages de Pierre Michon et de Philippe Beck, ne serait-ce que parce qu’ils apportent ce dont nous ne savions pas à quel point nous en avions besoin et que nous-même serions bien en peine d’inventer.

 

“La chasse à l’endurance,

jusqu’à la fièvre de la proie,

sa boussole thermique

est en quête de fabulation,

fourragement et spéculation.”

(Ryrkaïpii)

 

Le troisième livre se présente en deux parties : L’Homme-Balai (ou Le non-confinement) qui, comme son sous-titre l’indique, a été écrit en 2020 ; et Idées de la nuit, qui “en est un peu la suite spéculative”, écrit en 2021-2022. Il est toujours chez moi en cours de lecture, donc de déchiffrage de la partition (même si ce déchiffrage peut s’opérer assez facilement à condition de ne pas se précipiter). N’étant pas philosophe (ni psychanalyste), je ne parlerai d’interprétation qu’en musicien, plus ou moins soliste… Bien que l’auteur aie inversé l’ordre chronologique de leur rédaction (Idées de la nuit précédant L’Homme-Balai), j’en ai spontanément commencé la lecture par ce journal de (non) confinement : “Cette expérience ces murs, quand il y a des murs. Dans chaque immeuble, chaque appartement est plus séparé que jamais. La notion de voisinage devient plus opaque, on dirait qu’il n’y a plus de portes. Souvent, l’expérience du silence domine (parfois le plancher craque, un violoncelle résonne, etc., qui font exception), comme si chaque appartement malgré tout attendait de nouveaux locataires – et les rues désertées où restent les sans-abris que l’idée du confinement fait au mieux sourire.” Ayant fui Paris, ma ville natale, bien avant que Philippe Beck ne s’y installe, et vivant depuis plus de trois décennies non plus en appartement, mais dans une maison, je lis avec attention ce “journal de confinement”, un des rares réussis à ce jour (avec, côté fiction, celui de Chevillard). En ce quatrième centenaire de la naissance de Pascal, il n’est pas anodin de lire : “À quel moment une vie est-elle survie sans imagination ? C’est-à-dire sans droit ni devoir senti de chercher et de composer les images d’un réel autre, non pas un Irréel, mais d’un monde localement ou totalement reconfiguré ?” [en aparté : me reviennent quelques souvenirs de ce début de printemps 2020 où la tombée de la nuit était chaque jour un enchantement incitant à à l’écoute du Quatuor à cordes de Dutilleux (et pas seulement parce son titre est Ainsi la nuit). “La nuit” est partout en musique et d’autant plus singulière qu’on s’éloigne de l’époque romantique (frayant en direction d’un lointain proche – terriblement ancien autant que furieusement moderne) – fin de l’aparté].

 

D’Idées de la nuit, encore trop peu éprouvé, même si déjà approuvé, par la lecture, je me contenterai de reprendre un bref fragment du “15. L’aurore à l’ombre” : “Dans la Nuit Pure imaginée, mythe antérieur à toute Histoire, l’infini s’égale à l’indéfini. Or, la naissance est le fait du jour orné d’ombres reliées, et ces ombres bibliothécaires renvoient aux silhouettes reliantes, qui sont les étoffes du seul monde. Bibliothécaires : ombres attachées aux phrases conjointes, elles attendent les regards lecteurs au cœur du labyrinthe.” Comme une incitation à s’y plonger, avec la lenteur et la concentration requises.

 

Alors, non pour “conclure” ce qui n’aura été qu’à peine esquissé, mais afin de proposer une transition avec ce qui va suivre, il me semble qu’après avoir donné à entendre, il convient de de donner à voir. Par exemple, cette demi-page arrachée à la partition de la musique d’accompagnement d’Histoire du cœur, histoire de la tête (2001) : musique nocturne – composée en plein jour.

 

Par Clément Rosset