En attendant Nadeau : "Ce qui manque à l'image", par Nicole Caligaris

 En attendant Nadeau : "Ce qui manque à l'image", par Nicole Caligaris
30 avril 2024

Ce qui manque à l’image

 

« Il faut du temps pour arriver à une histoire. Quelque chose se construit dans l’obscurité avant d’avancer lentement vers la lumière. » C’est le principe même de l’écriture de Cécile Wajsbrot : ce lent dévoilement, cette traversée de l’opacité, ce patient travail contre la cécité de la mémoire collective. Si son œuvre est une des plus intéressantes au sein de ce qui se publie en France aujourd’hui, c’est qu’elle est, dans l’invention et la complexité de ses formes narratives, une réponse à cette oblitération de la conscience collective.

Cécile Wajsbrot est l’autrice d’une œuvre extrêmement cohérente, dix romans, tous réédités ou récemment édités par Le Bruit du temps, dans lesquels on retrouve, affinés de livre en livre, les motifs de sa littérature : l’enquête, la voix, les oiseaux, l’impossible image, et le récit qui se compose progressivement, par éclats, par approches. « J’avance et un voile diffus se lève. Comme un paysage qui apparaîtrait. C’est une ville habitée, animée et bruyante, dense, où les passants se pressent d’arriver à leur but. Qui pense à s’arrêter – il y a des choses à voir pourtant. » Un paysage, c’est-à-dire une image sortant du flou, du trouble, allant vers la netteté sans l’atteindre, voilà comment procède la narration de Plein ciel. Cette recherche d’une histoire jamais tout à fait acquise, toujours en composition, c’est l’obstiné travail de Cécile Wajsbrot, dans ses romans comme dans ses articles que Le Bruit du temps réunit dans Le jour d’après, sur notre mémoire collective : une mémoire déficiente, parcellaire, truquée par l’oubli concerté, dont les manques jouent en secret un rôle déterminant dans ce que nous sommes, dans notre façon de vivre et, bien entendu, de donner un sens au présent que nous vivons.

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La recherche d’une histoire jamais tout à fait acquise, toujours en composition, c’est l’obstiné travail de Cécile Wajsbrot

 

Dans Plein ciel, quelqu’un raconte une enquête, celle d’une femme, depuis son enfance, ses souvenirs, très minces, d’une amie de sa mère, une jeune hôtesse de l’air qui lui envoyait des objets, des souvenirs, de ses lointains voyages, et qui a disparu. Le point de départ de l’enquête est une prise de conscience, celle de cette disparition, qui ne s’est pas produite, pour la petite fille, comme une réalité évidente, qui a mis un certain temps à parvenir à la conscience de cette femme dont nous ne saurons rien, sinon qu’elle est « sans âge », et c’est ce qui l’a amenée à chercher ce qui s’est passé dans la catastrophe aérienne qui a tué cette jeune hôtesse de l’air.

Plein ciel est une recherche plutôt qu’une enquête, une recherche nébuleuse, elle aussi, par tentatives, par interprétations successives, à propos de cet accident d’avion, en 1961, dans le désert algérien, à moins que ce ne soit en réalité un attentat à l’explosif, en pleine guerre d’Algérie, dans une période de violences, de bouleversements des anciens territoires coloniaux. La recherche apporte quelques informations, le numéro du vol Air France, son itinéraire, la stèle commémorative sur le lieu du crash, et c’est très difficile d’insérer ces données statiques dans le tissu d’un texte plus intérieur, plus complexe, entre questions, souvenirs, rêveries, conjonctions avec des œuvres dont les explorations sont des guides. Très peu d’informations : sur le lieu du crash, la stèle marque la mémoire d’un événement dont il n’y a pas de mémoire, dont les traces trop dispersées ne peuvent pas donner une image nette, une connaissance précise, il faut renoncer à la connaissance précise, le véritable objet du récit, c’est la disparition de l’événement qui a fait disparaître la jeune hôtesse, et ce que dévoile cette recherche, ce n’est pas la réalité historique de 1961, c’est la nôtre : ce qui, du passé, a formé ce que nous savons de nous et ce qui, du passé, manque à ce que nous savons de nous.

La fiction ne vient pas résoudre l’obscurité de l’événement, ni l’opacité de l’histoire écrite pour l’oubli. C’est qu’il ne suffit pas de dire, ni de montrer, la littérature ne montre pas, elle fait patiemment travailler la complexité, comme la narration de Plein ciel. « J’ai délaissé l’histoire que je devais raconter – un enchaînement de faits prévisibles et destiné à être répété comme les contes qu’on lit aux enfants le soir pour qu’ils aient moins peur de s’endormir. Une mémoire est apparue aux contours d’abord informes puis de plus en plus précis. » Il n’y a que très peu d’images dans ce livre, et c’est en soi une singularité littéraire, la seule image qui se forme progressivement est celle du récit que nous sommes en train de lire, dont la clé de lecture est donnée par le truchement d’une œuvre visuelle, la peinture de Turner, l’expérience de la vue brouillée, qui forme un tableau dont l’organisation n’est pas déterminée par les codes de la perspective, que le spectateur ne peut pas regarder selon une vue déjà structurée, dont il est obligé de chercher la composition.

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La littérature de Cécile Wajsbrot répond à la confection de l’oubli, elle ne corrige pas, elle ne restaure pas la vérité, ne fait pas le travail de l’historien, elle rappelle l’oubli, elle l’intègre au récit, elle en donne conscience.

 

C’est ce qui se passe dans Plein ciel : la perturbation de l’image pré-construite, de l’enchaînement causal qui constitue le schéma régulier de ce que nous convenons d’appeler histoire, où les éléments sont choisis en fonction d’un angle de résolution des choses, et disposés dans un système ordonné pour constituer une version établie, dont on écarte ce qui ne la sert pas. Plein ciel est une histoire écrite avec l’oubli, Cécile Wajsbrot y développe une narration turnérienne, expression du mouvement de révélation et expression de la perte, de l’impossible netteté, de la cause irrésolue, une narration complexe, non linéaire, en phase avec le monde contemporain dont la musique et l’art ont fait éclater l’image d’un réel bien défini selon les lois de la connaissance, stable, achevé, hiérarchisé, enchaînant l’avenir au passé dans une logique, un ordre et un accord des choses.

« Si je ne choisis pas ce que j’ai à dire, je choisis la façon de le dire. Qui suis-je ? L’ombre d’une voix ?  un personnage ? une figure ? ». Le récit est donné par un dialogue entre la « femme sans âge » et une voix, féminine, à la première personne, qui endosse le rôle de coryphée, parmi le chœur des disparus dont la partition indique la progression de la recherche, non pas vers l’information mais vers la conscience, qui transforme l’état des choses, l’état de l’assemblée destinataire du récit. Dans cette disposition qui reflète la tragédie, les oiseaux ont une présence centrale, et la musique, comme dans les cinq romans du cycle réunis en un volume sous le titre Haute mer, auquel fait écho ce Plein ciel, citant le diptyque Pleine Mer, Plein Ciel, que Victor Hugo avait placé dans La Légende des siècles. La musique, les oiseaux, c’est la présence indispensable d’une voix sans discours, sur cette scène de paroles, celle de l’énigme, celle de la littérature, aussi, dont l’exigence est de répondre au monde, de répondre sans rien dire.

Nous ne pouvons pas ne pas penser, en lisant ce récit, à d’autres disparitions, d’autres escamotages, à la rafle massive de juifs rayés du paysage français deux décennies plus tôt, une génération plus tôt. Il ne s’agit ni de concordance des temps ni de généalogie de la catastrophe mais du propos de la littérature de Cécile Wajsbrot, de sa préoccupation de l’histoire, de l’oubli de l’histoire. La littérature de Cécile Wajsbrot répond à la confection de l’oubli, elle ne corrige pas, elle ne restaure pas la vérité, ne fait pas le travail de l’historien, elle rappelle l’oubli, elle l’intègre au récit, elle en donne conscience, elle en tire une pensée en développant le texte de cet oubli, en créant cette matière gazeuse qui forme son récit, ce dialogue entre le dévoilement et l’effacement.

Cette constante préoccupation est la basse continue des trente essais rassemblés : « nous qui écrivions avions alors une tâche claire, même s’il fallut du temps pour la définir, une tâche qui s’imposait, braquer nos projecteurs sur la part d’ombre, faire venir à la lumière ce qu’on voulait ignorer ou cacher, par le témoignage pour ceux qui avaient vécu la catastrophe, par une mise au jour de l’onde de choc, de l’aftermath pour ceux qui étaient nés après, à travers le récit, la fiction ». Cécile Wajsbrot est aussi traductrice de l’anglais (de Virginia Woolf, notamment) et de l’allemand (de Vicki Baum et de Peter Kurzeck). C’est une autrice vraiment européenne, travaillant en Allemagne, où elle a donné en allemand nombre de ces conférences. Elle y promène ce faisceau lumineux songeur et questionnant sur un impressionnant répertoire d’œuvres artistiques, musicales, cinématographiques, et surtout littéraires, les livres y ont une place de prédilection, et nous assistons aux réflexions aigües de la lectrice qui cherche, tout comme le personnage de la femme sans âge, par approches, sous de multiples angles de vue, à se faire une idée de plus en plus fine de ce qu’est l’écriture littéraire, de ce qu’elle fait, de son rapport à l’Histoire, de son rapport à son temps.

Par Nicole Caligaris