Au centre du tableau de Rembrandt La ronde de nuit, une jeune femme effarée, que l’on dirait « vêtue de poudre d’or », se glisse à travers une assemblée de grands mousquetaires casqués. Elle sourit, « la parole lui manque », mais ses yeux expriment de l’émerveillement.
C’est à elle que s’identifie Amaury Nauroy, le jeune auteur de ce livre enchanteur, lui, témoin au cœur d’une ronde de poètes vaudois sur lesquels il a mené des enquêtes approfondies, interrogeant les vivants, rencontrant les proches de ceux qui ne sont plus, recueillant toutes les traces possibles de ce vivier poétique du canton de la Suisse romande dont la renommée n’est plus à faire : Charles Ferdinand Ramuz, Charles-Albert Cingria, Maurice Chappaz, Gustave Roud, Jacques Chessex, Anne Perrier, Philippe Jaccottet et, dans leur entourage immédiat, les peintres René Auberjonois, Jean-Claude Hesselbarth, Gérard de Palézieux.
Tous gravitent autour d’un homme : l’éditeur Henry-Louis Mermod, dit H.L.M., surnommé « Pinsonnet » par Picasso dont il fut l’ami. Héritier d’une famille de capitaines d’industrie de métaux non ferreux, ce farfelu bibliophile, amateur de peinture, chineur invétéré, devint le secrétaire des Soirées de Lausanne, une association culturelle où il trouvait un délassement à son travail d’entrepreneur. Et c’est là que commence l’aventure.
Un écrivain fréquente ces soirées, « le taiseux Ramuz, reconnaissable à son chapeau plat de vigneron et à ses bottines de paysan mal endimanché». Ramuz et Mermod se rencontrent et, du côté de l’industriel, c’est le coup de foudre. Il avouera plus tard que sa vocation d’éditeur est née « de l’admiration qu’il avait pour Ramuz et du désir de le voir souvent ». Novice dans le métier, Mermod commence par publier Salutations paysannes. Beaucoup d’autres livres suivront dans la nouvelle maison d’édition. En 1929, il crée le périodique Aujourd’hui dans le seul but d’assurer à Ramuz, son directeur, et à Gustave Roud, son secrétaire, des revenus réguliers. Mermod accueille, soutient, finance, en disant : « Moi, je fais un livre parce que j’ai envie de l’avoir sur ma table de chevet ».
Autour de lui, de sa femme Vera et de ses deux enfants, à la bien nommée villa Fantaisie, se retrouve tout un monde poétique. Mermod reçoit Ramuz, Roud, Maurice Chappaz, le timide Philippe Jaccottet qu’il a pris sous son aile ; il cuisine, tourne une sauce en récitant du Michaux ; il se dit « mécène au service des écrivains ». À l’occasion des vingt ans de la maison d’édition, Ramuz lui écrira une longue lettre dont est extrait ce passage : « Vingt ans que nous nous connaissons, vingt ans de travail en commun – vingt ans d’amitié. Je ne me souviens pas que le plus léger différend se soit jamais élevé entre nous, même quand, par la force des choses, les maudites questions d’argent sont intervenues […]. J’ai toujours trouvé chez vous une parfaite compréhension de mes désirs, une extrême bonne volonté à y satisfaire ».
Philippe Jaccottet, quant à lui, fait la connaissance de H.L.M. à l’âge de dix-sept ans. Dès 1947, Mermod le publie et l’associe à ses projets éditoriaux, lui confiant la traduction de La mort à Venise de Thomas Mann. Il fait de lui son agent pour la France, l’entraînant dans des virées parisiennes avec l’idée de faire découvrir Paris au jeune poète. Facétieux, dans le musée du Louvre il imite le chant des marchands d’escargots de Provence, passant de salle en salle en chantant : « À li gasons les limaçons ».
De merveilleux portraits font suite à celui de Mermod : celui de son fils Pipo, bon à rien si ce n’est à disputer des championnats de badminton ; celui de sa fille Françoise, à « l’égoïsme galactique », dont la famille eut toutes les peines du monde à immerger les cendres dans le lac Léman, comme si elle était insubmersible ; celui de Jacques Chessex, l’ogre vieillissant qu’Amaury Nauroy rencontre au buffet de la gare de Lausanne et en compagnie de qui il fait une grande balade dans les « lieux hantés autour de Ropraz ». Au cours de cette promenade, Chessex, les yeux baissés, évoquera son ami Gustave Roud d’une manière inoubliable – un des sommets de ce livre. Au fil des pages se dessine cette « Suisse intérieure » propre à l’écrivain et si éloignée de l’image que l’on peut avoir de ce « pays désancré » que Nauroy retrouve dans la poésie d’Anne Perrier.
De Ropraz, on saute à la « toute petite Suisse miraculeuse » qu’est le pays de Grignan où vivent dans leurs maisons à flanc de coteau Philippe et Anne-Marie Jaccottet et leurs amis, le peintre Jean-Claude Hesselbarth et sa femme, la libraire Isabelle, dite « le héron », tant ses postures ressemblent à celle de l’oiseau, et dont la porte est toujours ouverte aux vagabonds de passage. La vie quotidienne à Grignan ainsi décrite jette un éclairage émouvant et quelque peu inattendu sur la vie du poète et de ses proches. Amaury Nauroy accompagne Hessel dans son atelier du village, un « royaume » investi par la musique ; à Paris, il retrouve le peintre Claude Garache dont « l’extraordinaire désir de peindre le corps féminin s’est maintenu jusqu’au grand âge », ou encore le poète Pierre Oster, « une Académie à lui tout seul ».
En filigrane de ces portraits se révèle un véritable auteur à sa manière très personnelle, très sensible, d’approcher les êtres dans leur cadre naturel et dans leur vie quotidienne, de saisir les traces de ces vies poétiques avec la conscience d’accomplir par là un acte de transmission. « Comment ne pas être ému par la connivence des vivants et des morts sans quoi toute vie devient irrespirable », écrit-il. Connivence qu’il fait rayonner dans cette enquête au pays de l’amitié : celle qui existe entre ces poètes et ces artistes, et celle qu’éprouve l’auteur pour eux tous, pour le paysage géographique et mental propre à chacun.
D’une plume subtile, il accoste cette contrée dans un esprit d’émerveillement tempéré par l’humour et une tendre insolence. Il ne s’agit ici ni de critique littéraire, ni d’exégèse, mais du développement d’un projet initial : celui de « replacer les poètes parmi nous » et de mettre en lumière les liens affectifs entre tous ces créateurs dont les œuvres restent d’inépuisables bonheurs de lecture. Et Dieu sait s’il y réussit puisque, au terme de ce livre, le désir devient impérieux de lire ou relire ces écrivains et poètes, de voir ou revoir les œuvres de ces peintres, de se glisser un jour dans l’antre de la libraire de Cordy, mais aussi de contempler ces montagnes qui bordent le lac Léman, le Haut-Jorat, de découvrir ces petits pays de la Suisse romande, Ropraz, Carrouge, la Villa Fantaisie, La Muette où vivait le taiseux Ramuz, la villa Belle-Rose d’Anne Perrier : des lieux et des liens qui prennent un relief et un charme singuliers sous la plume d’Amaury Nauroy.
par Edith de la Héronnière