En attendant Nadeau, "La folie John Cowper Powys", par Linda Lê

 En attendant Nadeau, "La folie John Cowper Powys", par Linda Lê
02 juin 2021

Le livre le plus inquiétant de John Cowper Powys pourrait bien être Rodmoor, traduit par Patrick Reumaux en 1977 pour les éditions du Seuil et repris aujourd’hui au Bruit du temps (Patrick Reumaux, à qui les lecteurs français doivent la découverte de Flann O’Brien). Ce roman de 1916 est dédié aux « mânes d’Emily Brontë », tout comme le premier livre de John Cowper Powys, envoyé à Thomas Hardy, s’orna de cette dédicace en forme de vers : « Maître des sourires et des gémissements humains, / Des ravissements et des agonies… »

Henry Miller et George Steiner le lisaient, le premier glissait en annexe des Livres de ma vie une liste où figuraient ses œuvres, le second parlait de lui avec fascination et révérence. John Cowper Powys (1872-1963) était un esprit encyclopédique, saturnien et avide de savoir. Il écrivait des romans titanesques (Les enchantements de Glastonbury), d’autres enténébrés (Givre et sangWolf Solent), Une philosophie de la solitude, un Dostoïevski, hommage à l’auteur de L’idiot, qu’il jugeait supérieur à Walter Scott, Balzac et Tolstoï : « Dostoïevski avait ce pouvoir particulièrement russe […] de se ruer sur la souffrance, de trouver un plaisir mystique, incompréhensible aux Occidentaux que nous sommes, à la souffrance ».

Non content d’être un écrivain au génie romanesque, il se divertissait aussi en composant par exemple, en 1928, un Art d’oublier le déplaisir, où il recommandait à tout un chacun d’avoir recours à cet art sacré qu’est l’oubli : « La seule façon de garder notre raison, c’est de nous immerger chaque heure dans l’oubli. » Il semblait aller à l’encontre de ce conseil fait à soi-même, puisque dans son Autobiographie, écrite à l’âge de soixante ans, il refait le chemin qui l’avait conduit en Amérique, voyage lui permettant de rencontrer Theodore Dreiser notamment.

Autobiographe qui donne l’impression de regarder le monde avec stupéfaction, John Cowper Powys réalise cet exploit de rendre vivante la littérature (d’Homère à Proust) en en parlant comme en passant. Protée doublé d’un Orphée qui ne manquait pas une occasion de saluer les penseurs, liseurs, romanciers et dramaturges qui avaient façonné son intelligence et son imaginaire, John Cowper Powys avait donc aussi composé Autobiographie, où il racontait son enfance dans un presbytère, les matinées passées à traduire Euripide, puis, plus tard, son long séjour en Amérique grâce auquel il eut la possibilité de pourvoir à sa subsistance en donnant des conférences.

« J’ai hérité de mon père […] une révérence à la Wordsworth, une sorte de terreur sacrée, d’effroi mystique, qui réduit en poudre snobisme et airs de supériorité bourgeoise en présence des travailleurs manuels », déclare John Cowper Powys dans Autobiographie, qu’il décida d’écrire la veille de son retour au pays natal. Il était l’aîné des onze enfants d’un pasteur. Deux de ses frères allaient emprunter le même chemin que lui en devenant écrivains. Theodore Francis, l’auteur de Dieu, était peut-être moins aimé de John Cowper que Llewelynn, l’auteur de L’amour, la mort. Quoi qu’il en soit, cette fratrie n’est pas sans faire penser à Charlotte, Ann et Emily Brontë.

Rodmoor, du nom d’une lande désolée, est le théâtre d’amours pour le moins tourmentées. Dans Les plaisirs de la littérature, John Cowper, à la suite de l’homme du sous-sol de Dostoïevski, se demande pourquoi les hommes recherchent souvent leur propre malheur, leur propre humiliation, leur propre dégradation, leur propre destruction. La réponse se trouve sans doute dans Autobiographie : Chaque être humain doit en somme inventer son propre destin en partant du chaos. John Cowper se souvient que des tendances maladives et insociables se sont manifestées très tôt chez lui.

Le titre original de Givre et sang n’est autre que le mystérieux mot Ducdame, en référence à Comme il vous plaira de Shakespeare : « Ducdame » se révèle être une invocation grecque qui invite les fous à entrer dans le cercle. Dans Une philosophie de la solitude, qu’il présente comme un Journal mental, John Cowper rappelle que nous crions à la naissance : ce cri est le cri de la solitude. Cultiver la solitude intérieure est le seul moyen de rendre supportable la société.

Dans Rodmoor, Adrian Sorio, pendant ses errances au cours des longs crépuscules, se rend compte de son « déplorable état d’esprit ». Perversités, malveillances, morbidités… Adrian sera emmené à l’asile, mais la vraie fin sera celle d’un couple sombrant dans les flots. « L’homme, pas plus que la femme, ne m’enchante », dit Hamlet. Rodmoor est une promenade avec l’amour et la mort, comme Les Hauts de Hurlevent. Mais le dénouement, avec sa succession de morts, n’est pas sans évoquer par moments Des voix sous les pierres (Spoon River) d’Edgar Lee Masters dont John Cowper Powys fit la connaissance en Amérique.

Par Linda Lê