En attendant Nadeau, "La parenté des langues dans le poème", par Yaël Pachet

 En attendant Nadeau, "La parenté des langues dans le poème", par Yaël Pachet
08 octobre 2021

La parution en cette rentrée du Fauteuil jaune de Stephen Romer est une magnifique occasion pour les lecteurs français d’approfondir leur connaissance d’un auteur déjà présent dans l’Anthologie de la poésie anglaise bilingue de la Pléiade et depuis longtemps reconnu de l’autre côté de la Manche comme un grand poète. On trouve dans la poésie de Stephen Romer l’exercice permanent d’un embodiment des poésies française et anglaise qui n’ont cessé de se traverser l’une l’autre selon les arcanes sentimentaux d’un métissage amical et amoureux. Cet effet de mixité culturelle n’a rien d’un intellectualisme, il nous fait entendre, avec autant de précision qu’un tambour marque un rythme, notre musique, qui est notre monde aussi bien que nos montagnes ou nos fleuves. Pour parler de ces effets d’amitié entre langues anglaise et française qui ont souvent l’intensité paradoxale d’un rapport amoureux, il convient d’indiquer quelques éléments, même s’il importe de les oublier bien vite pour mieux les laisser décanter.

 

Les éditions du Bruit du temps se consacrent depuis leur naissance, en 2008, à la préservation de notre continuité poétique et littéraire. Protégées par un écrin de papier ivoire d’une douceur incomparable, serrées par un carton vergé et offrant aux yeux le bonheur d’un graphisme d’une élégance exquise, les œuvres choisies par l’éditeur, Antoine Jaccottet, qui se dissimule volontiers comme un chat frileux sous un réseau d’amitiés au long cours, viennent littéralement augmenter un stock of available reality, selon la formule du critique américain Richard Palmer Blackmur au sujet de la poésie. La poésie est bien sûr l’espace privilégié d’une possible densité du langage jusqu’à l’éclatement de tout repère. Un espace, parfois nourri d’une culture anxieuse de son devenir, qui est comme un effet perpétuel de réminiscence faisant s’enrouler l’histoire de la poésie de telle manière qu’un poème provençal peut s’approcher si près de nous qu’il nous surprendra par sa modernité. Mais c’est aussi un art de la plainte, de la description, de l’élégie qui n’est pas une forme négative de retrait hors du monde, mais une façon de le traverser, de le connaître et de mieux le comprendre.

 

Stephen Romer, né en Angleterre en 1957, vit en France depuis le début des années 1980. Il est professeur de littérature anglaise à l’université de Tours, avec une accentuation nette en direction du modernisme, autrement dit de l’histoire de la poésie post-romantique anglaise et américaine, mais aussi en direction du travail de la traduction. Ces deux thématiques sont en réalité indissociables. Geoffrey Chaucer (1340-1400) a réintroduit l’écrit dans une langue anglaise qui était devenue pure oralité populaire pendant l’invasion anglo-normande alors que le savoir se transmettait en latin et que l’État utilisait l’anglo-normand qui, comme son nom ne l’indique pas, était une langue latine. Ses traductions d’œuvres de la littérature médiévale française et italienne étaient en soi des chefs-d’œuvre, comme l’affirme Ezra Pound dans son vigoureux texte « Comment lire » : « Cette littérature n’est restée vivante au cours du dernier siècle que grâce à une série d’injections exotiques […] Chaque exubérance nouvelle, chaque soulèvement nouveau sont stimulés par les traductions, tout âge qu’on dit grand est un âge de traductions, à commencer par Geoffrey Chaucer, le Grand Translateur, Translateur du Roman de la Rose, paraphraseur de Virgile et d’Ovide, “condensateur” d’antiques anecdotes latines, françaises et italiennes ».

 

Stephen Romer a consacré à la traduction un passionnant numéro publié par les presses universitaires François Rabelais qui explore sous le titre significatif de « Domaine anglais » (titre d’une prestigieuse collection fondée par Pierre Leyris au Mercure de France, mais aussi d’une étude de Valery Larbaud, angliciste passionné et grand défenseur de l’œuvre de Joyce à ses débuts) les passages d’un côté à l’autre de la Manche entre poètes anglais et français, leurs mutuelles influences et traductions, leurs rapprochements qui n’ont cessé de créer et d’approfondir un monde d’emprunts, d’échos, éventuellement de parodies (W. H. Auden conseillait aux apprentis poètes de s’entraîner à ce genre malheureusement tombé en désuétude).

 

Par ailleurs, Stephen Romer a proposé en 2009 aux éditions anglaises Carcanet Press une anthologie (Into the Deep Street: Seven Modern French Poets 1938-2008) qui donne une confirmation formelle à ce que lui-même appelle un pressentiment : partant de Jean Follain et de son influence poétique (Stephen Romer a rencontré l’épouse de Jean Follain à son arrivée à Paris), il dispose sur la même branche une théorie de poètes français, Gilles Ortlieb, Philippe Jaccottet, Jacques Réda, Henri Thomas, Paul de Roux et Guy Goffette, pour laisser voir leur parenté. Stephen Romer raconte avec humour dans la préface de cette anthologie les séances de traduction du poète sous la supervision de Madeleine Follain qui ne supportait aucune dérogation à la littéralité de la langue.

 

La rencontre de Stephen Romer avec la poésie de Follain – indissociable d’une rencontre avec Paris, ses joies érotiques et sa misère rilkienne – rejoue d’une certaine manière un épisode vécu par le poète T. S. Eliot à Paris en 1910. À cette époque inscrit à la Sorbonne, il y rencontre Jean-Jules Verdenal, un jeune médecin passionné par la littérature, avec qui il partage le goût de la poésie mélancolique et ironique de Jules Laforgue. T. S. Eliot est rentré aux États-Unis avant de s’installer en Angleterre et les deux comparses ont échangé une correspondance passionnée jusqu’à ce que Verdenal trouve la mort en mai 1915 dans les Dardanelles. Eliot a dédié son premier volume de poésies à son ami, qu’il évoque ainsi en 1935 : « I am willing to admit that my own retrospect is touched by a sentimental sunset, the memory of a friend coming across the Luxembourg Gardens in the late afternoon, waving a branch of lilac, a friend who was later (as far as I could find out) to be mixed with the mud of Gallipoli. »

 

Pour Stephen Romer, comme pour T. S. Eliot, par un effet d’irradiation d’une langue à l’autre, des reflets essentiels de leur œuvre poétique se trouvent dans une littérature française qui aura peut-être moins compté pour ses mouvements en -isme que pour la qualité, ici, d’une mélancolie, là, d’un humour, c’est-à-dire d’une certaine façon qu’a la poésie d’effacer le moi, le sujet et de le laisser affleurer, pourtant, à la surface des choses. Si l’on admet que la langue anglaise se prête naturellement à la précision de ses observations, la langue française a un talent acquis pour déshabiller l’observateur, déconstruire le réel, menacer jusqu’à la relation entre le poète et le monde qui l’entoure. La complicité entre ces deux savoir-faire antagonistes est au cœur de la poésie de Stephen Romer.

 

Poésie de l’observation des formes, des couleurs et des mille accidents du visible, de l’amalgame de la vie concrète et de la vie de l’esprit, l’œuvre de Stephen Romer cherche patiemment à démêler l’intériorité et l’extériorité comme les tricoteuses savent le faire : face à un nœud, il faut, si l’on souhaite le dénouer, commencer par le froisser un peu. Si, selon Foucault, l’homme est philosophiquement mort, le poète ne renonce pas à rechercher dans les débris phénoménologiques l’aura d’un monde concret. Les « yeux mi-clos », Stephen Romer explore les formes et les couleurs d’un espace rendu sensible par une scène récurrente, celle d’une rupture au café, qui est comme une scène de la vie moderne, moment privilégié d’une obscure illumination. Dans le recueil Tribut (Le Temps qu’il fait, 2007), ce poème, « Récidive », traduit par Valérie Rouzeau, en donne un aperçu révélateur et ironique :

 

« C’est donc ainsi que tout finit : à un coin de table

 

dans un café rance

 

sur le boulevard de l’aboulie.

 

Avec une tasse d’eau tiède,

 

et l’éternel sachet Lipton

 

délicatement posé sur la soucoupe.

 

Pour étancher notre soif de dix ans.

 

Toi, tu ne resteras pas.

 

Et moi j’ai, comme toujours, un train

 

à prendre pour la province.

 

Le seul galbe de ton mollet

 

suffit à m’étourdir.

 

Et l’essor de ta robe bleue. »

 

Laissé en rade par une femme qui s’éloigne sans qu’il ose la retenir, il reste au poète le soin de calculer les coordonnées inédites de sa position dans un monde vibrant de solitude. Le poète, sans oublier l’humour indissociable du pathétique, ressent l’étrange opportunité métaphysique que les séparations et les éloignements favorisent.

 

Le fauteuil jaune, de Stephen Romer : parenté des langues dans le poème

 

Dans la première partie du Fauteuil jaune, Stephen Romer reconstitue par touches successives, comme un peintre – notons qu’il consacre la partie « Ateliers » au travail du peintre, notamment Pierre Bonnard, et que toutes les femmes qui ont compté dans sa vie s’adonnaient, à l’en croire, à cet art –, des paysages souvent hantés de souvenirs littéraires. Ainsi dans « Place de la Sorbonne » :

 

« Dernier grand soleil de septembre : on est assis

 

à la terrasse de l’Écritoire, souvenirs

 

souvenirs, gagnent-ils en substance

 

ou bien ne fait-on que les égrener,

 

Chronos ou Kairos – cela aussi,

 

je me l’étais demandé.

 

Nous avons survécu à nous-mêmes, dirait-on,

 

ou bien aurons-nous su, au moins, durer : le lieu

 

concentre notre désir, pour tout cela

 

que d’autres auront désiré,

 

le vert tendre ou la rouille

 

des feuilles du Luxembourg.

 

Il y a ce surplus de tendresse

 

que l’on ressent, les yeux mi-clos,

 

dans le rayonnement du lieu traversé et retraversé

 

par les jeunes gens, et par là

 

j’entends chacun d’entre nous. »

 

La vie familiale, domestique, quotidienne, est en contact perpétuel avec une nature qui s’immisce sans cesse dans les affaires humaines. On découvre dans la première partie, « Les yeux mi-clos », le portrait d’un fils en devenir, « petit Plantagenet armé jusqu’aux dents » lorsqu’il a six ans, puis, plus tard, jeune homme :

 

« Jeune homme, avec une table et une étagère

 

et l’Anatomie de Gray, s’apprêtant

 

à empoigner le tronc du savoir

 

à mener une vie réflexive

 

à l’aplomb de la Cité Inique

 

dans ses neuf mètres carrés,

 

s’émerveillant devant Spinoza

 

ou bataillant tel un canif ouvert

 

au milieu de la foule servile

 

tenue en laisse par l’implacable :

 

nous prêtons l’oreille à son discours

 

comme si nous caressions le museau

 

d’un daim ramuré en quête

 

d’un fruit à cueillir sur le pommier immémorial

 

– et si prompt à s’effaroucher. »

 

On trouve aussi dans la partie intitulée « Lares familiares » une évocation de ses parents disparus, comme dans le poème « Un enthousiaste » :

 

« Rien n’était parvenu à déloger

 

les anciennes passions de mon père,

 

elles reprenaient possession

 

de lui à tout moment, chaque fois

 

qu’il arpentait les marais ou écoutait,

 

dans la chambre qui lui servait de salon,

 

l’”excellent gramophone”

 

qui “parle à travers la radio”

 

ou une fois par semaine, et sans grésillement,

 

au Royal Albert Hall…

 

À l’âge de seize ans, il décida

 

que l’école était méprisable

 

et que rien d’autre ne comptait

 

que la musique, l’ornithologie,

 

un garçon du nom de Strode, et Dieu. »

 

Le deuil, comme la séparation amoureuse, provoque un égarement dont Stephen Romer réussit à tirer une sorte de vision métaphysique. Cela n’a rien à voir avec l’avènement d’un Dieu ou d’une quelconque transcendance, il s’agit de la simple possibilité d’une vision (comme celle, libératrice, dont Virginia Woolf parle à la fin de Promenade au phare). Ainsi dans le poème « Ce savoir » :

 

« Les jardins, dépouillés de nos mères,

 

respirent doucement sous le ciel gris du matin

 

et sa tristesse ; ils débordent, placides,

 

les bornes de l’ancien courtil.

 

Un frêne déploie ses rameaux, et un lilas

 

plus foncé que d’habitude, d’une lueur

 

timide mais défiante, en retrait,

 

telle une jeune Korè surprise près de l’étang

 

redevient secret – et moi, déchiré alors

 

par ma propre survie, maintenu

 

à flot par ta joie et ton souci

 

et l’étant toujours dans ce sursis

 

si vite aboli, et ce savoir, soudain,

 

que nous ne sommes que des formes de matière,

 

cette arête dangereuse, et combien nous sommes défaits,

 

et combien ce savoir, aussi, s’épuisera. »

 

Dans la poésie de Stephen Romer comme dans La Terre vaine de T. S. Eliot, mais aussi dans les Cantos d’Ezra Pound, on retrouve le même effet incantatoire que produit le surgissement d’un vers de Dante au milieu d’un langage, qui a au fond tellement travaillé sa propre densité qu’il se laisse volontiers remplacer par des bouts de conversation, des remarques prosaïques ou triviales : que le langage vienne d’Homère ou d’un café ou de la rue, il a cette même valeur insaisissable d’un souffle, comme celui d’une musique exotique qui nous émeut parce qu’elle nous rappelle étrangement notre enfance et les enfances de notre culture.

 

Par Yaël Pachet