L’écriture d’Amaury Nauroy a ce côté enlevé d’une conversation qui soudain s’anime, mais avec ce petit sourire en coin qui vous met tout de suite à l’aise. Il sait dresser un portrait en quelques phrases, y compris d’un personnage qu’il n’a pas connu et rien n’indique que cela puisse être faux de quelque façon que ce soit, ainsi pour l’éditeur Henry-Louis Mermod : « Il se distinguait plutôt par un visage pompon ; mais très œuf de Pâques, elliptique, en fait je veux dire : plein d’expressions pouponnes. […] avec une âme qu’on disait primesautière, très distraite – un absolu coq-à-l’âne dans la conversation. » C’est d’ailleurs parfois sur ce ton de la conversation qu’Amaury Nauroy l’évoque, par exemple à propos de son mariage : « Je voudrais pouvoir vous rapporter leurs rendez-vous, la sensation de bain chaud que procure la première apparition de l’être aimé : rien n’a filtré jusqu’à nous. » Donner une réelle épaisseur à un personnage à partir des archives et des seuls personnages recueillis, Nauroy sait le faire merveilleusement, et ce n’est pas sans grâce ni délicatesse lorsqu’on arrive après que tout soit fini : d’une vie, d’une aventure éditoriale, « Ce qui nous touche est plus discret, comme le son atténué d’un monde déposé sous une cloche de verre. »
Si l’auteur ne résiste pas au plaisir de raconter quelques anecdotes (elles illustrent), il sait cependant qu’elles ne sont qu’un peu d’écume sur ce qui a disparu, sur ce que les morts (et Mermod) ont emporté dans leur tombe : « Sur l’une ou l’autre de ces anecdotes aux joues gonflées par la sincérité souffle trop fréquemment la médisance involontaire d’un conteur, qui a l’espoir bête ou pervers de montrer un homme, tout le caractère de cet homme, en ne montrant que son mufle et ses manies. La plupart des ‘‘je me souviens de M.’’ roulent à la va-comme-je-te-pousse. Dépossédés d’une authentique vision, ils ne transportent aucune image du monde capable d’imprimer sur le plus infime détail le souci du réel entier. Avec une maladresse obstinée, ils isolent une poignée de rencontres de rien du tout, éléments disparates d’un désastre énorme à qui leur naïveté, certes touchante, demande de résumer une vie complète. Mirages, poussières qui moutonnent d’une année sur l’autre. Tel serait le maigre solde de nos vies. » Cela aide peut-être à comprendre le titre de l’ouvrage emprunté à la célèbre toile de Rembrandt : « l’étrange vacarme muet dont elle est emplie ». Amaury Nauroy qui a longuement rencontré la petite-fille de l’éditeur (Catherine) aurait bien aimé interroger le fils, hélas, ce dernier avait déjà un peu perdu la tête. Il nous dresse un portrait ambigu de ce fils (à papa, il faut bien le dire – Mermod était aussi un industriel) qui apparemment n’a jamais su quoi faire de sa vie de riche héritier, au point de presque le plaindre ; au point de se demander s’il fut heureux ou malheureux. Une sorte de doute né d’une once d’empathie irrigue de bout en bout ce très beau, et peut-être tragique, portrait.
La suite de l’ouvrage dresse le portrait de personnages réellement rencontrés cette fois-ci, Jacques Chessex par exemple : « Sans être avachi, il était très tassé d’épaules. Il avait des poches de peau plus ombrées sous les yeux ; son cou était étroit et plissé […] il m’est apparu comme une vieille tortue précautionneuse. » Plus loin ce sera le portrait d’un libraire suisse : « une bouche en fer à cheval, des joues pendantes, des yeux désorbités creusés par de larges cernes l’apparentaient au mérou. » Les descriptions physiques d’Amaury Nauroy, plus amusées que véritablement irrévérencieuses, témoignent non seulement d’un vrai sens de l’observation, mais plus encore d’une vraie fascination pour le personnage. Ce n’est jamais que la réalité (on le verra pour le peintre Hesselbarth) qui vient mettre son ton discordant au milieu d’une empathie non feinte : « Lorsque nous sommes saisis d’enthousiasme, et donc d’émerveillement face à un paysage ou à la vie d’un homme – peu importe ! – nous subissons aussi comme une initiation l’épreuve d’un réel plus authentiquement réel. Voilà ma conviction. »
Mais comment évoquer une vie disparue, ou bien des vies quelque peu côtoyées dans leur quotidienneté ? Ce n’est pas si facile et Amaury Nauroy y réussit à merveille, peut-être pour avoir écouté les conseils du libraire suisse : « Aussi bien, il me conseillait de tenir, entre l’archive et le ragot, entre un fait vrai et son écume, un juste milieu : ce point perpétuellement fuyant, aussi difficile à atteindre sinon plus que les extrêmes, où s’entend la vibration et la contradiction la plus heureuse de l’existence. » C’est ce « point perpétuellement fuyant » (que l’on sent) qui donne tout son charme à ce premier et magistral ouvrage. Mais plus qu’un portrait d’Anne Perrier qu’il a rencontrée, c’est sa poésie qu’Amaury Nauroy analyse avec une vraie et très profonde délicatesse. Quant à ce qui a présidé à la lente élaboration de Rondes de nuit, ce n’est peut-être pas tant d’avoir écouté Philippe Jaccottet un soir, c’est plutôt ce qui s’en est suivi dans l’esprit de celui qui n’était pas encore un auteur : « Ce soir-là, en marchant émerveillé de sentir sous la route l’énorme compacité du globe, pour la première fois m’était offert la certitude qu’il fallait s’ouvrir au monde, le saisir comme un tout, cesser de cloisonner ce qu’on voit en compartiments de réalités différentes, à la fois le naturel et l’artificiel, le physique et le moral, l’organique et le juridique, comme dans cette grande et inexplicable Ronde. »
Les poètes l’y auront donc aidé : Philippe Jaccottet en tout premier (il est évoqué longuement), André du Bouchet, Paul Celan, et sans doute aussi Jean-Pierre Lemaire : « Désigner l’‘‘air’’, son invisible mais palpable présence, leur avait permis de recoller positivement la parole aux objets qu’elle évoque, et de prendre une plus juste mesure des distances. Ils l’avaient mâché jusqu’à sentir eux aussi, comme de l’eau, le faux vide entre les choses, entre notre bouche, notre main, et l’assiette où l’on mange. Au sein d’un monde largement perçu comme dénaturé, déchiré, voire absurde, ils avaient rouvert le tout premier accès vers le monde. » Mais nous avons aussi un très beau portrait d’une libraire de Grignan : « En marge de son métier de libraire, elle a élevé des moutons jusqu’à ce qu’un bélier lui fasse peur en la culbutant. Du coup, elle n’élève plus que des poules. […] ce fut une des premières personnes à qui j’ai su avouer mon ambition d’écrire de tout petits portraits où je cherche à replacer les poètes parmi nous ; elle fut aussi la première à avoir soufflé sur cette bizarre ambition. » Nous avons aussi le portrait d’un autre habitant de Grignan, le peintre Jean-Claude Hesselbarth qui se déplaçait avec une bouteille d’oxygène : « Quand sa femme m’a appris qu’il venait de mourir, je me suis senti triste et comme absent. Au crématoire, son camarade Philippe lui a rendu un hommage fraternel. Mais, pour être franc, je n’ai prêté une vrai attention qu’au chien des Hessel, le vieux griffon avait tiré sur sa laisse pour se coucher au plus près du cercueil. » Ensuite ce sera le portrait d’un grand-père, puis celui du peintre Claude Garache avant de finir par celui du poète Pierre Oster.
« Je cherche à replacer les poètes parmi nous. » Et qu’ils écrivent ou n’écrivent pas, peu importe finalement. Sous un sourire parfois amusé et dans un léger frôlement d’impertinence ici ou là, en les replaçant dans leur propre quotidienneté (rapportée ou côtoyée), Amaury Nauroy fait descendre ses personnages de leur piédestal, mais c’est finalement pour les y reposer, très délicatement, en un mélange de vraie tendresse et de véritable respect.
par Jacques Lèbre