« Étude de l’objet » de Zbigniew Herbert
Il faut lire Zbigniew Herbert (1924-1998), poète polonais que le beau travail des éditions Le Bruit du temps s’attache à faire connaître au public français, notamment par cette édition de poche d’un recueil extrait des Œuvres poétiques complètes. Il faut le lire parce que la poésie française n’offre plus guère cette qualité où lui excelle et qui consiste en une alliance du trivial et du mythologique, de la simplicité de la langue et de sa profondeur, de l’audace de l’image poétique et de sa vérité sensible, de l’expérience douloureuse et des leçons qu’on en tire pour vivre et voir plus loin, alliance enfin du récit à visée allégorique et de l’attention aux détails qui fait que le poème a une portée générale autant qu’il est l’œuvre d’un regard singulier. C’est d’ailleurs l’un des soucis de l’œuvre que d’interroger les pouvoirs perdus ou défaillants de la fable, du poème :
la parabole
appliquée sur son front s’éteint
et le baume de l’apologue
ne pénètre pas son corps 1
nous dit Herbert dans un poème qui transpose le mythe de Jonas à l’homme contemporain. Étanchéité de l’humain au poétique, brisure de la connaissance spéciale qu’apporte et dont témoigne le poème et qui ne peut être que fugitive. Voilà qui est toute la mélancolie.
deux
ou trois fois
j’ai été sûr
de toucher au fond des choses
de savoir
[...]
l’idée du verre
s’était renversée sur la table
[...]
assis immobile
les yeux embués
empli de vide
soit de désir 2
Car le paradoxe est que cette mélancolie est aussi un sentiment poétique, le sentiment poétique par excellence peut-être, et que la coupure dont le poème dit la marque en l’homme et en le monde est aussi le lieu où se relancent la soif de connaissance, le désir d’adhésion. La force de la poésie de Zbigniew Herbert tient au fait que la mélancolie n’est en rien l’effet d’un lyrisme complaisant en butte au langage mais qu’elle est toute contenue et circonscrite dans des fables parfaites, aussi transparentes qu’inépuisables. C’est que l’objet est déjà une fable à lui seul, plein comme un œuf de l’ironie du monde.
Voici
L’horloge
En apparence c’est un visage tranquille de meunier, plein et brillant comme une pomme. Seul un poil sombre s’y déplace. Mais si l’on regarde à l’intérieur : un nid de vers, une fourmilière. Et c’est censé nous mener vers l’éternité 3.
ou encore
La cheminée
Sur la maison pousse une deuxième maison mais sans toit : une cheminée. C’est par là que sortent les odeurs de cuisine et mes soupirs. La cheminée est équitable, elle ne les sépare pas. Un seul grand panache. Noir, très noir 4.
Une chose, la moindre chose est une parabole. Son sens même s’y déploie comme la vanité d’y pouvoir jamais accéder, comme l’inanité de toute tentative d’en saisir le sens ultime.
Laurent Albarracin
1. Jonas, p. 71.
2. La Révélation, p. 115.
3. p. 131.
4. p. 129.