D.H. Lawrence, les hommes et les dieux
Poursuivant l’édition des œuvres de D.H. Lawrence, Le Bruit du temps publie un recueil de nouvelles et un ensemble d’essais consacrés au Mexique et aux États-Unis, où affleure sa réflexion sur le divin et le sacré.
Le succès qui accompagna L’Amant de Lady Chatterley (imprimé d’abord à compte d’auteur en 1928) a occulté la majeure partie de l’œuvre de D.H. Lawrence. Un parfum de scandale entoura, on le sait, la parution de ce roman, et d’autres comme Femmes amoureuses valurent à son auteur interdictions et poursuites judiciaires, le condamnant à la précarité jusqu’à sa mort en France en 1930 à 45 ans.
Ce parfum s’étant éventé, ses écrits glissèrent lentement vers l’oubli. Mais si la critique du puritanisme et de l’hypocrisie sexuelle semble aujourd’hui un peu datée, un autre thème court à travers ses écrits et fait de lui un de nos contemporains : la dénonciation de la société industrielle, triomphe de la technique qui détruit les hommes.
Le Bruit du temps a entrepris de réunir un grand nombre de ses textes, inédits en français ou dispersés. Après les merveilleux Croquis étrusques, souvenirs de séjours en Toscane publiés après sa mort en 1932, Matins mexicains, dont l’édition originale fut antérieure (1927), rassemble les essais qu’il consacra à ses voyages au Mexique et dans ce sud-ouest des États-Unis à propos duquel il écrivait en 1928 : « Je pense que le Nouveau Mexique fut pour moi la plus grande expérience que le monde visible m’ait donné de vivre. J’en ai assurément été changé pour toujours. »
En effet, si l’exil avec sa femme Frieda fut pour Lawrence une contrainte, il sentit très tôt l’appel des ailleurs. Bien longtemps avant de se rendre en Amérique où il fit plusieurs longs séjours entre 1922 et 1926, il avait rêvé de ces contrées ayant échappé aux travers de la société occidentale.
Dans ce dépaysement absolu, il est dès le premier moment subjugué par la luminosité du soleil, la luxuriance des couleurs inconnues dans les petites villes minières du Nottinghamshire, si grises, si désespérantes, habitées dans son enfance et présentes dans nombre de ses fictions. Il passe alors à ce qui est l’essentiel pour lui : la recherche d’un sens nouveau à l’existence, d’une religion qui le bouleverserait, et pense avoir trouvé une spiritualité prenant en compte l’homme tout entier chez les Hopis.
Dans « Les Indiens et le Divertissement », la contemplation de leurs spectacles lui fait comprendre ce qui sépare notre théâtre, qui reste celui de la conscience pure, et la scène indienne, étendue au monde entier. À l’opposé du christianisme qui, dit-il, opprime le corps et avec lequel il a rompu en même temps qu’il a brisé ses liens avec l’Angleterre, il trouve dans les religions primitives d’Amérique l’union entre le cosmos et l’humain. Pour eux, tout est divin, rien ne sépare le quotidien et le sacré : « Il n’y a, dans l’acception du mot qui est la nôtre, pas de Dieu. Tout cependant est divin. »
Et ce qui provoque son admiration, c’est l’absence de séparation entre l’esprit et la matière, cette antinomie qu’il récuse dans la religion chrétienne, et entre l’âme et le corps dans la morale qui en découle. Appelée Pan chez les Grecs et Quetzalcoatl chez les Aztèques, la divinité ancienne, force qui meut le désir, remplace un Dieu vivant et personnel. Il reconnaît qu’en termes stricts elle n’existe pas, si ce n’est au ciel mythologique. Quetzalcoatl sera bien sûr au centre du Serpent à plumes, en 1926, qui correspond au côté solaire de son univers.
C’est le versant sombre qui apparaît au contraire dans ce troisième tome des nouvelles, écrites entre 1913 et 1922, années au cours desquelles Lawrence et Frieda connurent la pauvreté, le harcèlement judiciaire, et éprouvèrent une horreur immense pour la guerre de 14-18. Plusieurs personnages sont des soldats qui en reviennent et en portent les séquelles. Mais l’accent est mis le plus souvent sur l’affrontement entre les hommes et les femmes, sur l’altération provoquée dans leurs sentiments par les infirmités et les blessures.
Dans « Chère, ô chère Angleterre », Egbert meurt sur le champ de bataille aux dernières pages avec le sentiment de n’avoir rien compris à l’énigme de la vie : « Plonger et se fondre dans la nuit absolue, une nuit sans hier et sans lendemain. Que l’océan noir de la mort se charge de résoudre la question de l’avenir. »
Thème récurrent de ses fictions, la lutte des sexes est traitée d’une façon violente dans « Vos tickets, s’il vous plaît », où des filles rouent de coups un séducteur désinvolte, mais dans la plupart des autres, le désir, l’espoir, la jalousie, le goût des amitiés viriles affleurent discrètement.
Dans « Un paon en hiver », une femme trompée par son mari trouve un réconfort dans un inexplicable attachement à un oiseau. Rien en effet n’est expliqué dans les fictions de Lawrence, le monde est opaque, les êtres indéchiffrables, à l’image du couple sans prénom, naguère amoureux et rescapé d’un double désastre dans « Le dé à coudre ». Hepburn est revenu de la guerre défiguré, sa femme guérit difficilement d’une infection pulmonaire, leur passion est restée « de l’autre côté de la grande déchirure de la vie ». Comme de nombreux personnages de ces nouvelles, guettant on ne sait quelle menace, il se trouve « sur la ligne de démarcation entre lumière et ténèbres » .
Francine de Martinoir