La Croix - Recension par Francine de Martinoir

 La Croix - Recension par Francine de Martinoir
29 mars 2018

Les œuvres complètes d’Ossip Mandelstam 

Une superbe édition rassemble pour la première fois l’œuvre d’Ossip Mandelstam, écrivain majeur du vingtième siècle.

Voici, enfin réunies en deux volumes – désormais ouvrage de référence –, les œuvres complètes d’Ossip Mandelstam. Il aura fallu la persévérance courageuse de sa femme, Nadejda, qui apprit par cœur ses textes, les confia à des amis, les fit passer plus tard aux États-Unis, pour que nous parvienne la voix de ce témoin-victime du stalinisme, catastrophe absolue, avec le nazisme, du « siècle des camps ».

La lecture de ces pages permet de prendre la mesure du « plus grand, disait Nabokov, de tous ceux qui ont tenté de survivre sous le pouvoir soviétique ». Il était né en 1891 dans une famille juive peu pratiquante et, dans son premier ouvrage en prose, Le Bruit du temps (publié en 1925), évoquant son enfance et aussi « le temps d’avant », il retrouve dans le souvenir de la bibliothèque parentale ce qui sera sa préoccupation constante : l’essence de sa langue, forgée dans la fusion de la langue maternelle – « celle de la grande littérature russe » –avec la paternelle – « une bizarre syntaxe de talmudiste ».

Le poème comme constellation de signes

Cette interrogation sur le mot, porteur de sens et enveloppe sonore, est au cœur de sa création et de sa réflexion sur les grands textes. Réservé à l’égard d’une poésie réaliste ou expliquant les sentiments, peu attiré par les symbolistes dont il trouve les métaphores simplistes, il est, avec Anna Akhmatova, Gorodetski, Goumiliov, le créateur de l’acméisme : le poème est construction, architecture, cathédrale, constellation de signes, la beauté est le « rêve de pierre » de Baudelaire et La Pierre est le titre de son premier recueil poétique (1913). Il vit alors dans l’efflo­rescence artistique du début du siècle.

Collaborant à des revues, participant aux débats sur tradition et esprit nouveau, il se lie avec Anna Akhmatova et Marina Tsvetaïeva qui, avec Pasternak, lui resteront fidèles. Dans Le Bruit du temps, il dit adieu aux « années sourdes de la Russie ».

Attiré par les utopies révolutionnaires, il accueille favorablement Octobre 1917, rêve quelque temps d’harmonie entre l’art et le pouvoir, mais la littérature soviétique officielle le révulse et l’horizon s’obscurcit pour lui dès 1923 : difficultés matérielles, famine, exécutions d’amis, perquisitions, arrestations, relégation, prison, la machine policière et judiciaire est en marche et aura raison de lui. Il meurt le 27 décembre 1938 au camp de Vladivostok.

L’horreur du vécu

Mais cette plongée dans la déses­pérance est aussi cheminement au plus profond de la poésie. Tristia, publié à Berlin en 1922, et Les Cahiers de Voronej, ses plus beaux poèmes, écrits entre 1935 et 1937, jamais publiés de son vivant, sont doublement des palimpsestes : au mystère caché naguère sous l’énoncé s’ajoute le code imposé par l’impossibilité de dire l’horreur du vécu.

Dans la douleur, Mandelstam réalise son projet, défini dans l’Entretien sur Dante, écrit entre 1930 et 1933 : une poésie qui « réveille en plein milieu du mot ». Rappelant la phrase de Borges – « la tyrannie est la mère de la métaphore » –, George Steiner écrit : « Je me demande si cela vaut la peine de souffrir autant pour devenir Mandelstam ou Pasternak. Ma réponse est oui. »

Francine de Martinoir