La Liberté - Chaïm Soutine, dernier voyage, par Alain Favarger

 La Liberté - Chaïm Soutine, dernier voyage, par Alain Favarger
17 septembre 2016

Chaïm Soutine, dernier voyage

Beau défi que celui relevé par l’écrivain alémanique polyglotte. Redonner vie à la figure du peintre des paysages de guingois, des carcasses d’animaux et des gens simples.

Né à Schaffhouse en 1954, Ralph Dutli est un ardent russophile et francophile, amoureux de Paris où il a étudié la littérature française et a vécu une bonne douzaine d’années. Établi aujourd’hui à Heidelberg en Allemagne, il est aussi poète et l’auteur d’une remarquable biographie du grand poète russe persécuté par Staline, Ossip Mandelstam. Ouvrage paru en traduction française en 2012 en coédition aux éditions Le Bruit du temps et à La Dogana. Nous arrive aujourd’hui en version française le premier roman de Ralph Dutli, tout entier consacré au parcours mouvementé de Chaïm Soutine (1893-1943).

Voir un tableau de l’artiste venu à Paris à l’âge de vingt ans de son village des environs de Minsk ne laisse jamais indifférent. L’émotion est toujours aussi vive face à cette peinture aux couleurs criardes, aux rouges ou aux verts véhéments creusés par le pinceau et même par les doigts sur la toile. Apothéose de la couleur, perçue par l’artiste comme le signe d’une absolue liberté. L’emblème de « la résurrection de la matière et de la chair ». Le canevas du roman de Dutli est à la fois habile et original. L’écrivain nous montre son modèle en bout de course, quelques jours avant sa mort en 1943. Replié en province avec sa dernière compagne, Marie-Berthe, une ex-muse de Max Ernst, Soutine est emmené mort-vivant dans un fourgon mortuaire. On va de Chinon au bord de la Loire vers Paris dans l’espoir de faire opérer l’artiste rongé par un ulcère au dernier degré. Le stratagème de le convoyer dans une Citroën version corbillard vise à échapper aux contrôles de l’occupant, le peintre d’origine juive étant une cible toute désignée à la haine des nazis. Ralph Dutli imagine le moribond revoyant le fil de sa vie. De son enfance pauvre dans la lointaine Russie blanche, terre de pogroms récurrents, à son installation à Paris en 1913. Des années de vache enragée dans la bohème de Montparnasse à un début de reconnaissance auprès des amateurs dans la foulée de l’enthousiasme du grand collectionneur de Philadelphie, le Dr Barnes.

Dessiner, un péché!

D’une grande justesse dans l’approche des personnages et des soubresauts de l’époque, le roman déroule le destin d’un peintre hors du commun, longtemps voué à l’obscurité. Celle-là même qu’il retrouve en bout de course dans la nuit de cette Citroën sillonnant les petites routes de France vers un salut improbable. Tout revient et affleure à la conscience de l’artiste. Son enfance, sa passion précoce pour le dessin contrariée par les siens, des juifs traditionalistes pour qui la représentation et la figuration picturales sont un péché. « Tu ne feras point d’image ! » Les coups pleuvent. On lui tire les oreilles, on met des orties dans son lit pour qu’il cesse de dessiner. À seize ans, il s’enfuit avec un ami, Kikoïne, et rejoint Vilna. Ils y fréquentent l’Académie des beaux-arts, fomentent le grand saut vers Paris. En 1913, c’est fait, ils y sont, rejoignant le troisième de la bande, le peintre Krémègne. Soutine ne reverra jamais son patelin d’origine Smilovitchi. À Paris, Babylone et capitale de l’art, il connaît la vie de bohème, les heures chaudes de Montparnasse. La première expo de ses œuvres n’arrive qu’en 1927. Mais que de chemin accompli entre-temps, que de passion et d’acharnement à peindre et donner corps à un monde intérieur étrange. Proche de l’expressionnisme, il s’emballe pour des sujets insolites, banals, voire triviaux. Et c’est comme une course désespérée où boire et peindre ont presque valeur d’ordalie, d’épreuve initiatique. Il peint des lièvres, des faisans, des cochons gras, leurs carcasses éviscérées. Mais aussi des paysages vacillants, des arbres, la cathédrale de Chartres comme agitée de tremblements. Et des portraits incroyables : le petit pâtissier au mouchoir rouge et à l’oreille d’éléphant décollée ; des femmes qui lisent, une mère sans espoir et sa fillette, un seul nu, sublime.

Les cicatrices de la vie

Comme le dit bien Dutli, ces toiles sont souvent « un festival débridé de rouge, vermillon, carmin, pourpre, amarante, cerise, garance, écarlate, rubis ». Pour Soutine il n’y a pas de corps parfait, « rien que des corps abîmés, noueux, malmenés ». La beauté absolue, c’était dans l’Égypte ancienne ou la statuaire grecque, voire chez Modigliani, son grand ami. Lui, ce qu’il veut, c’est que la couleur incarne les douleurs et les cicatrices de la vie. « Que les couleurs se frottent, se griffent, se révèrent, se maudissent » jusqu’à livrer leur apothéose, « leur bonheur cicatriciel ». Incroyable et paradoxal projet que Ralph Dutli expose avec une rare densité. De bout en bout, le livre, en lice pour le prix Médicis étranger, capte et emporte le lecteur, dressant le portrait d’un homme certes torturé, mais animé par la quête du feu sacré. L’une des grandes réussites du livre est aussi la restitution du climat pourri de l’Occupation. Soutine y résiste alors à sa manière, refusant de porter l’étoile jaune, rusant avec les injonctions et les menaces de l’ennemi, ne tombant pas dans le piège du Vélodrome d’Hiver. Car il ne connaissait que trop les étapes égrenées par la rumeur : Drancy, Compiègne, Pithiviers, direction l’Est « vers une localité de Pologne dont le nom revient constamment ».

Alain Favarger