La poésie comme antidote
Zbigniew Herbert. Sortie en édition bilingue du dernier volume des œuvres de l’écrivain polonias, qui surmonta la grisaille communiste tout en tissant les fils secrets de l’extase.
Il fut de son vivant l’un des poètes préférés des Polonais. Né en 1924 à Léopol dans l’ancienne Galicie austro-hongroise, Zbigniew Herbert a un patronyme qui ne sonne pas polonais, mais plutôt anglais, car sa famille venait sans doute d’outre-Manche, même si l’écrivain avouait n’avoir jamais tellement creusé la question. Reste que naître à Léopol (l’actuelle Lviv en Ukraine) a permis au jeune Herbert de grandir dans une ville multinationale, où les Polonais formaient à peine la moitié de la population, les autres étant autrichiens, juifs, ukrainiens, russes, voire bulgares, grecs ou italiens, pour beaucoup commerçants sur la place depuis des siècles. De quoi être vacciné d’emblée contre le poison de la xénophobie.
Léopold, ville frontière, dernière marche de l’Occident avant l’Est mystérieux et insondable. « Ubi leones », là où se trouvaient les lions comme on disait alors par plaisanterie mélée de crainte. « L’antisémitisme m’est incompréhensible », aimait préciser celui dont les meilleurs copains dans le bac à sable, puis à l’école, étaient des enfants juifs. Cosmopolite, tolérante, telle fut donc la Pologne de l’enfance du poète. Une configuration bien différente de la Pologne sans minorités de l’après-guerre, à 99 % polonaise, loin de l’effervescence cosmopolite et multiculturelle dont Herbert s’est nourri durant ses jeunes années.
Fils d’un juriste devenu banquier, peu présent à la maison, mais qui a réussi tout de même à raconter et lire à ses enfants les aventures d’Ulysse, Zbigniew Herbert a commencé à écrire vers l’âge de seize ans au début de l’occupation de la Pologne. Premières esquisses poétiques menées en parallèle à des études d’économie « pour devenir un homme bien ». Études poursuivies à Cracovie, parachevées par un diplôme, puis découverte de l’absurdité du monde des chiffres et de l’argent. Herbert ne sera pas « un homme bien », mais un poète, « nageant à contre-courant vers la source », non dans le sens commun, qui est aussi celui de la vanité et des futilités de l’existence. Résultat : un bon demi-siècle passé à écrire, « dont la moitié du temps pour moi-même car j’étais interdit de publication ».
L’horizon de la liberté
Par chance, les canaux de l’édition à l’étranger et les différentes phases « libérales » du régime communiste délivrent la voix du poète et lui confèrent une aura qui ne se démentira plus. Au point que Zbigniew Herbert acquiert une vraie stature en Pologne et voit ses recueils officiellement publiés, certes à « des tirages si faibles qu’on ne trouvait les livres nulle part ». Mais le jeu des subventions, l’obtention de prix à l’étranger, des invitations à des festivals de poésie, voire à enseigner une année en Californie ouvrent les horizons. Herbert voyage beaucoup, en France, en Italie, en Grèce, y trouve matière à enrichir son œuvre comme à supporter les vexations récurrentes de la clique au pouvoir à Varsovie.
C’est l’œuvre de ce dissident de l’intérieur, peu connu chez nous, que les Éditions Le Bruit du temps nous incitent à découvrir depuis trois ans en une série de volumes élégants et bien documentés. Voici le troisième et dernier tome de la traduction intégrale des neuf recueils poétiques de l’écrivain décédé en 1998. Présentés en bilingue, et pour la plupart inédits en français, ces textes ouvrent à la quintessence de l’univers intérieur du poète. D’un abord franc et familier, la parole qui se déploie ici ouvre un bel éventail de thèmes. Des sensations les plus communes aux souvenirs d’enfance, du plus banal de l’existence aux empreintes douloureuses de l’Histoire. Herbert ne prise guère l’hermétisme ou la métaphore, almabiquée. Ses mots vont à l’essentiel, cherchent le nerf de l’émotion.
Les boutons de Katyn
Quand il parle des mains de ses ancêtres, c’est pour se demander ce qu’elles veulent dire. « Sûrement de ne pas abandonner / elles me travaillent comme une pâte / elles me juchent rudement en selle les pieds dans les étriers ». Quand il évoque le massacre de Katyn, où a péri l’un de ses cousins, il se focalise sur les boutons des uniformes des victimes, derniers vestiges et témoins du crime, ressortis des profondeurs de la fosse commune. « Dieu les comptera aura pitié ». Mais comment « ressusciter dans la chair / alors qu’ils ne sont que terre poisseuse » ?
Chez Zbigniew Herbert, la poésie renvoie à l’Histoire, par flashs cinglants, mais la méditation n’est jamais loin, ainsi sur la chute inéluctable des empires ou le destin souvent cruel des stars. Sous le masque de son alter ego omniprésent. Monsieur Cogito, le poète cerne ses propres hantises, ravive le passé, fait l’éloge de la lenteur et des choses simples ou célèbre la beauté du monde. Tel ce crépuscule à Ferrare, aux nuages saupoudrés de sable fin, violet. L’Italie, chérie entre toutes, comme un antidote à la tristesse du monde, un avant-goût de paradis !
Alain Favarger