La résistance de Zbigniew Herbert
Célèbre en Pologne malgré une fortune éditoriale fluctuante, encore peu lu en France où jusqu’en 1990 il ne figure que dans des anthologies, Zbigniew Herbert est né en 1924 en Galicie, à l’est de la Pologne alors reconstituée par les remaniements du traité de Versailles, dans la multiculturelle Léopol, « la ville des confins où je ne reviendrai pas ».
Fondée au XIIIe siècle, Léopol (l’ancien nom français) c’est Lwow selon la terminologie polonaise, Lvov pour les Russes, devenue en 1945, après Yalta, l’ukrainienne Lviv : variantes emblématiques de l’histoire de la Pologne au xxe siècle, fenêtre transparente sur les tragédies. La double invasion à l’Est et à l’Ouest de l’été 1939. L’offensive allemande de 1941. Occupation, arrestations, exécutions, déportation, extermination des juifs (le tiers des cent mille habitants de Lvov en 1939), puis quarante ans de régime communiste (1). Herbert se construit dans la confrontation avec une réalité sans miséricorde. Tenir et résister. Cela façonne lisiblement son œuvre.
Dernier tome des œuvres poétiques publiées au Bruit du temps parallèlement à trois volumes d’essais, ce livre réunit les trois ultimes recueils : Élégie au départ, publié à Paris en 1990 par l’éditeur de l’émigration, puis, publiés en Pologne, Rovigo (1992) et Épilogue de la tempête (1998), qui donne le titre de l’ensemble (2). C’est la dernière décennie de la vie de Herbert. Il meurt en juillet 1998. La période de rédaction est étroite, les thématiques se répondent d’un recueil à l’autre. Vieillir, la mort en ligne de mire, les amis disparus, les bilans, et tout ce qui se résout finalement en art de vivre et en compassion. Ainsi, le quatrième et dernier « Bréviaire » (dans Épilogue de la tempête : « je n’ai plus le temps / d’apporter réparation aux victimes / ni de faire mes excuses à tous ceux // à qui j’ai fait du mal / aussi mon âme est triste ») échange des signaux avec des poèmes comme « Le petit cœur » (dans Rovigo) : « l’histoire m’assurait / que j’avais combattu l’oppression / — et que Caïn c’était lui // [ ... ] le projectile que je tirais / au mépris des lois de la gravitation / fit le tour de la terre / et m’atteignit dans le dos/ comme pour signifier ! - que rien à personne / ne serait pardonné ».
Herbert part du fait, le laisse parler de lui-même et fait surgir un monde, comme dans le poème « Les boutons », ceux qui remontent à la surface dans la forêt de Katyn. Sa poésie ainsi n’est jamais abstraite (« je suis un piètre / précepteur de néant / de ma vie / je n’ai réussi / à créer / une abstraction convenable ») mais solide et droite, creusant un chemin difficile, les yeux ouverts. Beaucoup de poèmes sont de petits récits, fables, apologues ou paraboles (« La mort du lion », par exemple, qui joue avec le prénom de Tolstoï et le nom de sa ville natale). Comme un fabuliste, Herbert fait de chaque poème un tout signifiant, il a l’art de conduire le récit, de faire naître un sens, une morale, de suggérer un art de vivre avec soi et avec les autres. Il va et vient magistralement entre explicite et implicite. La nécessité de résister plus ou moins souterrainement n’est peut-être pas pour rien dans cette maîtrise. Dire en taisant, il s’en fait une règle : il place en exergue d’Épilogue de la tempête un hommage à sa grand-mère qui s’est tue sur la tragédie — ici le génocide arménien de 1915 — et dont le silence vaut ligne de conduite. « Elle sait que j y viendrai / que je découvrirai tout seul / sans incantations ni pleurs / la surface / rêche / et le fond / du verbe ».
On voudrait tout citer des grands poèmes autobiographiques pour leur souffle et leur simplicité, ceux dans Rovigo : « Biographie », « Les nuées au-dessus de Ferrare », « Rovigo », ou « Élégie au départ du porte-plume de l’encre de la lampe » (qui termine et donne son nom à l’Élégie au départ) : « Je n’ai jamais cru en l’esprit de l’histoire / le monstre imaginaire au regard meurtrier / la bête dialectique à la laisse des tortionnaires // ni en vous — les quatre cavaliers de l’apocalypse / les Huns du progrès galopant par les steppes célestes et terrestres / détruisant au passage tout ce qui était ancien estimable sans défense // j’ai consacré des années à l’étude des rouages grossiers de l’histoire / de la procession monotone de la lutte inégale / des sbires menant des foules abêties / contre une poignée de justes et de sages // il m’est resté peu de choses / très peu // des objets / et de la compassion. »
Ou encore cette merveille de délicatesse, de nostalgie, « Monsieur Cogito battit un record » :
« il écrivit le plus joliment la lettre b
il obtint les lauriers mérités de Pétrarque de
la lettre
b
son chef-d’œuvre fat malheureusement emporté
par la tempête de l’histoire
qui détruisit
à jamais
la tour altière
le petit ventre renaissance
du b
l’illustre concours
se déroula sous le regard
de la maîtresse de polonais
(Bomba
pour l’état-civil) »
Monsieur Cogito, qui tient du Monsieur Plume de Michaux, donc pas si cartésien que ça, est le double de Herbert, récurrent dans son œuvre depuis 1974. Il le met en scène avec une distance amusée qui n’est pas sans servir d’alibi parfois à la satire dirigée contre d’autres cibles. Quant à la forme, c’est un efficace dépouillement de tout artifice, et un plain-pied avec le lecteur, parfois matérialisé par le passage fluide à une forme presque parlée, obtenue par le rallongement extrême du vers. Un texte railleur donne par antiphrase sa conception de l’art poétique : « il y a des années / Monsieur Cogito prit part / au Festival de Poésie des Deux Hémisphères // lieu de l’action — l’ex-Yougoslavie / près du lac d’Ohrid / au bord de la rivière Struga // sur les deux rives / s’installèrent / plus de trente mille / adorateurs de la poésie // Le Bon Mot / poète lyrique de Paris / manqua devenir fou de bonheur / (chez lui ne l’écoutaient / que sa femme / et sa descendance terrorisée) // les ascètes / les flagellants / les anachorètes / de la poésie pure / se vautraient dans l’abondance / d’âmes altérées ». Ailleurs, un apologue (« Le véhicule ») donne, sans ironie cette fois, son idéal poétique, en citant un poème écrit par l’empereur Hirohito octogénaire : « poème / en apparence austère / au souffle retenu / sans fards artificiels ». Une poésie sans apprêts, la force seule de ce qui est, soulignée par une traduction d’une somptueuse simplicité - celle-là même sans doute du texte original. Force et gravité s’enveloppent de pudeur, de légèreté ; d’autant que l’ironie, l’arme du résistant, et qui peut être très acerbe, s’estompe au fil de la décennie, se fond dans l’autodérision et se perd, insaisissable, dans un sourire bienveillant qui fait penser au célèbre autoportrait de Rembrandt du musée de Cologne, peint en 1665. Du reste, dans l’entretien très ouvert qui forme la préface de ce tome, Zbigniew Herbert, l’amoureux des primitifs italiens, parle de sa rencontre éblouie avec la peinture flamande, « louange du quotidien, humilité, sérieux, intimité... ».
1. Voir la recension du tome I par Claude Mouchard, QL n° 1 050.
2. La Nouvelle Quinzaine littéraire a publié, avant la parution de ce volume, deux poèmes qui en sont extraits (n° 1 099).
Odile Hunoult