En suivant Georges Limbour, visiteur de tableaux
Jamais je n’ai lâché mes fantômes, ceux de ma famille de papier, les héros de mes biographies. On croit parfois qu’un écrivain s’en déprend dès lors que son livre atteint le lecteur qui se les approprie. En réalité, ils nous poursuivent ; si nous cessons d’enquêter, nous continuons à chercher, la curiosité toujours en éveil. Un réflexe le dit mieux que tout, lequel consiste à se précipiter sur l’index des noms cités lorsqu’un nouveau livre nous parvient qui pourrait évoquer cet univers dans lequel nous avions baigné durant quelques années de recherche. Qu’il s’agisse d’Hergé ou d’Albert Londres, de Moïse de Camondo ou de Jean Jardin, de Paul Durand-Ruel ou de Georges Simenon, d’Henri Cartier-Bresson ou de Gaston Gallimard, leur présence est intacte, aussi vivante qu’au premier jour de notre rencontre. Alors, l’index, trois lignes, une note, une piste, un espoir qui sait. Car il ne faut jamais désespérer : il n’y a pas de biographie définitive, même de Jules César.
En découvrant les écrits sur la peinture de Georges Limbour recueillis sous le titre Spectateur des arts (1328 pages, 42 euros, Le Bruit du temps, éditions), je suis allé directement à la fin vérifier que Daniel-Henry Kahnweiler y était bien mentionné. Le marchand historique des cubistes l’était, dans une quinzaine de pages différentes. C’est même lui qui ferme le bal, l’auteur lui rendant visite dans sa villégiature de week-end en 1969 dans « une maison où l’on rencontre des tableaux ». Je m’y suis donc engouffré en toute confiance, heureux de remettre mes pas dans les leurs, la galeriste et le critique. Quel voyage inoubliable quand le guide se double d’un poète ! Car Limbour possédait cette double qualité, plus rare qu’on ne le croit. Notre connaissance de l’art s’enrichit toujours autrement lorsqu’un poète et romancier nous fait accéder à sa part d’invisible, ce non-vu qui a partie liée avec le non-dit. On croirait que la dénomination d’« écrivain d’art » a été inventée pour lui tant le souci de l’écriture est sous-jacent dans chacun de ses compte-rendus.
Les écrits en question, tous consacrés à la peinture ou la sculpture, ont paru de 1924 à 1969 dans des revues telles que Action, France-Observateur, Les Lettres nouvelles, les Temps modernes, Derrière le miroir, entre autres, parfois sous patronyme, parfois sous pseudonyme, ou en guise de préface à des catalogues. Ses papiers relèvent plus souvent de la chronique que de la critique, ce qui n’est pas plus mal. Limbour rendait visite aux artistes et aux œuvres en piéton de Paris et alentour, en se laissant guider par son instinct, sa curiosité et ses amitiés. Un flâneur des deux rives, se laissant mener par ses pas de Salons en galeries, sûr de ne jamais de s’y perdre car son chemin était vers ce qu’il ne connaissait pas. Ces textes composent en creux les Mémoires d’un regard. On peut les lire comme un panorama subjectif et chaleureux de la peinture de ce temps en France. Ou les voir sur un fil tendu entre les deux extrêmes de l’amitié admirative qui le lia tant à André Masson et Jean Dubuffet. Il a commencé à humer la peinture dans l’atelier que le premier occupait rue Blomet, du temps de leur jeunesse dans le sillage des surréalistes, puis a affiné son goût dans la fréquentation des cubistes, avant de l’enrichir par le commerce permanent avec le dernier. Comme le relève dans sa préface Françoise Nicol, coéditrice du recueil avec Martine Colin-Picon, cet ensemble dessine « un horizon de la peinture » qui tranche avec les histoires officielles.
On s’y frotte à une sensibilité en mouvement, une esthétique en construction. On l’observe s’épanouir d’une époque à l’autre dans le foisonnement des œuvres découvertes avec un regard intact, toujours prêt à s’émerveiller ; la table des matières témoigne déjà de la variété. Il sait les théories, les mouvements, les écoles et même les clans ; mais il fait en sorte d’oublier ce qu’il a appris, à l’exception toutefois de la technique inhérente au métier de peintre ; les lignes consacrées aux Otages de Fautrier, préparant sa galette après avoir vidé quelques tubes de blanc au milieu de la toile, travaillé des reliefs au couteau et recouvert le tout de poudroiement de pastel, sont éclairantes à cet égard. Manière de rappeler qu’avant d’être un éblouissement, l’art, c’est d’abord du travail, lequel doit bien entendu disparaître à l’arrivée. Plus d’échafaudage, plus d’effort, plus rien que la trace et le geste. C’est affaire de tons et de lignes, même si l’on sait bien que nombre de visiteurs d’une exposition seront toujours en quête d’identification, à la recherche du sujet, de l’histoire, sinon de l’anecdote. Avec le recul, on mesure combien ses intuitions étaient justes. Il est vrai qu’elles devaient également beaucoup à son imprégnation sans pareille des ateliers, lieux qu’il a toujours fréquentés, dont il a toujours su tirer le meilleur – et les pages de la visite de Braque en son bric-à-brac de Varengeville est des plus fortes. Pour un critique, c’est un art de savoir arpenter les lieux où l’art se fait et se montre.
Voyageur solitaire du Paris artistique, toujours disponible pour un bavardage au gré des égarements, il frotte son regard à celui des écrivains qu’il côtoie dans les différents cercles où il évolue, Antonin Artaud, Georges Bataille, Jean Paulhan. Mais c’est sous l’influence d’un marchand, Kahnweiler pour ne pas le nommer, qu’il défend les cubistes dans la durée, et comme lui voue aux gémonies tous ceux qui verseraient dans la décoration, l’ornementation. De grandes signatures reviennent souvent sous sa plume, on s’en doute, de Picasso à Gris en passant par Bonnard, Vuillard, Miro, Braque… Mais cela n’exclut pas des détours attentifs et bienveillants vers des artistes de moindre envergure, Amédée de la Patellière, Fernand Weil ou Eugène de Kermadec (l’index des noms témoigne de cette diversité).
En mettant ses pas dans ceux de Georges Limbour, le lecteur en vient à se demander avec lui si les quais du port du Havre n’ont pas été refaits après les bombardements de la dernière guerre afin que les bateaux peints par Marquet puissent y accoster. Si l’école de Barbizon n’est pas avant tout une histoire d’eau douce. Si la peinture géographique des paysagistes ne serait pas appelée à remplacer les affreuses affiches trônant dans les gares. Si les mâts-drapeaux du boulevard Saint-Germain ne sont pas la flottille publicitaire de ceux qu’il appelle « les marchands de peinture ».
Si on l’a dit plus chroniqueur que critique, c’est qu’il n’était pas l’homme des commentaires savants. Il possédait bien l’art de discourir sur l’art, mais s’en méfiait tant il avait eu à subir ce milieu encombré de raseurs et de phraseurs. Sans y voir pour autant des poèmes en prose, on peut lire sa littérature sur l’art tel qu’il s’exposait en son temps comme un prolongement des choses vues par Diderot et Baudelaire. Comme eux, il plaçait son émotion au centre de sa réflexion, avant de la laisser être corrigée par la règle et l’analyse. C’est un visiteur de tableaux. Son ami Michel Leiris disait qu’il était touché par une sorte de grâce dans la mesure où il n’était pas seulement poète dans ses écrits mais aussi « dans la texture même de sa vie ».
Georges Limbour n’a jamais rien écrit sur Jean Rustin, grand artiste discret. Un peintre et un dessinateur qui portait vraiment un monde en lui. Un Bartleby avec des parentés du côté de Bacon et Rebeyrolle. Ses dessins : des carcasses d’humains qui ne nous lâchent pas des yeux. Malaisé de se tenir sans vertige face à une telle souffrance. Intenable de prime abord. Soit on prend la fuite avec force dénégation, soit on abdique avec faible sidération. Ses pensionnaires hors d’âge sont ses innocents. Ils ne prient pas : ils nous prient. Leur prière nous invite à passer la ligne. On imagine l’asile alors que ces murs sont ceux de notre forteresse intérieure. Rarement un créateur aura porté à un tel paroxysme son sentiment de l’incarcération. Ce ne sont pas des malades mentaux. Juste des hommes et des femmes qui paraissent un peu plus malades mentaux que nous. On parlera peut-être de pitié, de provocation, de pornographie. Tant de compassion se dégage de cette violence qu’elle traduit plus de religieux que d’obscène.
Qu’importe ce qui lui permet de traduire son absolu, mais une simple prise électrique fichée dans le mur change tout ; elle permet à un lieu de devenir une pièce et signale que des humains l’habitent : la prise donne prise. Pommes de Cézanne, flacons de Morandi, corps de Rustin. Mais ses corps sont comme défaits de leur carcan. Ne lui demandez pas d’explications, il n’en a pas. Ce qu’il fait, il n’en a très exactement aucune idée car ça se passe en dehors du monde des idées. Rien n’est dérisoire comme de vouloir dire ou écrire ce qu’on s’est acharné à peindre ou à dessiner. À lui les seules préoccupations d’ordre plastique, aux autres les soucis du commentaire, à chacun ses affres. Mais il serait vain de l’associer à tel ou tel de ses prestigieux confrères et contemporains : les corps nus qui fascinent tant Rustin sont un héritage des martyrs qui font cortège à l’art sacré depuis des siècles. Qu’on fasse l’effort d’aller au-delà de ce que la folie peut avoir de monstrueux et du choc provoqué par l’étalage d’organes, et l’on découvrira une tendresse, une émotion et une sensibilité d’un autre temps car d’un autre monde.
Il faut des Rustin pour nous faire soupçonner enfin qu’une grâce puisse habiter cette humanité disgraciée. Qui dira jamais la charge et l’intensité d’un personnage nu dans un coin ? L’anormal, c’est toujours l’autre. L’indécence n’est pas toujours là où la société la dénonce. Depuis, il peint et il dessine ça : ce cri, cet effroi, cette douleur, cette souffrance, cette misère. La solitude qui les réunit tous. Il flotte sur ces visages tordus un souvenir de ténèbres surgi des replis de l’âme. Ils ont vu ce qui nous demeure invisible. De retour, ils racontent. Jean Rustin peint ces personnages dans un gris à lui, mélange de bleu outre-mer, de terre de Sienne brûlée et de blanc. La couleur de son outre-monde s’est imposée comme la lumière de ses tableaux.
Ce sont des concentrés de mélancolie. Ils n’ont rien fait pour mériter cet enfermement. C’est juste qu’on entend crier les tableaux. Tout en eux exprime la folie mais c’est nous qui sommes les aliénés. Georges Limbour, critique d’art et poète, aurait su trouver les mots pour dire la grandeur de Jean Rustin qui vient de nous quitter à l’âge de 84 ans. Quant à moi, je n’ai su trouver que les mots de l’ami. Demeure l’œuvre à jamais.
Pierre Assouline