Le Figaro littéraire - Un poète brisé par Staline

 Le Figaro littéraire - Un poète brisé par Staline
08 mars 2012

Un poète brisé par Staline

Biographie. Un portrait saisissant d'Ossip Mandelstam, déporté en Sibérie pour des vers jugés séditieux.

Mieux qu'aucun autre poète russe, Mandelstam ne s'est prêté à l'élévation d'une légende hagiographique. Victime du totalitarisme stalinien, jeté à plusieurs reprises in carcerem, écrivain précoce : le CV idéal pour la gloire posthume. Son biographe, le poète allemand Ralph Dutli, a détourné l'imagerie de celui qui incarne le poète jusqu'au cliché. Pour lui, poète aussi, « Mandelstam fier et conscient de sa valeur, acerbe et combatif, sensuel, plein de joie de vivre et drôle ». C'est ce Mandelstam-là que Dutli fait revivre.

Né à Varsovie en 1891, fils d'un fourreur juif, il publie son premier recueil, La Pierre, en 1913, après quelques séjours en Europe. Il fait entrer dans la poésie russe les cabarets modernes, le tourisme, le football, le cinéma muet et Beethoven. On le salue bien bas ; il se lie avec Anna Akhmatova. Un an avant la Révolution, c'est la rencontre avec l'autre grande poète russe, Marina Tsvetaeva : leur fascination est commune.

Il aura suffi de quelques semaines à Mandelstam pour comprendre le sort que lui réservent les bolcheviques : les poètes sont déjà condamnés. Dans « À Cassandre », il écrit : « victoire aux mains coupées / Peste hyperboréenne ! » Dès lors, Mandelstam vivra le reste de ses jours dans la fuite et l'exil intérieur.

« Un siècle-chacal »

Une fuite marquée aussi par l'apparition de quelques muses qui lui inspireront ses plus beaux poèmes d'amour. Ce sera l'Ukraine, où il rencontre Nadejda, sa future femme ; puis la Crimée. Il publie Tristia en 1922, recueil de résistance face à la décomposition de la culture, alors qu'il vit d'expédients (traductions, notes de lecture…). Sa disgrâce date de la fin des années vingt. Accusé de plagiat, il est radié de l'Union des poètes. Il devient un déclassé, un roturier de la poésie, un « raznotchinets ». Dans un poème, on trouve : « Un siècle-chacal sur moi s'est abattu ». À son retour d'Arménie (« jeune sœur de la terre de Judée »), il reprend la poésie et compose son « Épigramme à Staline » à l'automne 1933, poème qui circule de bouche à oreille. Mais les oreilles de la Loubianka sont longues, qui entendent sa charge contre : « Le montagnard du Kremlin, / Le corrupteur des âmes, l'équarrisseur des paysans ». C'est le début de la fin. En 1934, il est condamné à la relégation dans le sud de la Russie. Tentatives de suicide, problèmes cardiaques : le poète est réduit à son ombre. Après un bref retour à Moscou, en août 1938, il est arrêté pour « propagande antisoviétique » et envoyé dans un camp en Sibérie, près de Vladivostok. Deux jours après Noël, meurt d'épuisement celui qui avait prétendu « tendre l'oreille pour écouter la germination et le bruit du temps ».

Cette brillante biographie est accompagnée de rééditions ou nouveautés. Gallimard redonne en poche Contre tout espoir, souvenirs de sa veuve Nadejda, qui a contribué à la sauvegarde et à la diffusion de son œuvre. La Dogana offre une nouvelle traduction d'Entretien sur Dante, et Le Bruit du temps nous livre l'ouvrage homonyme du poète. « Mon temps, mon fauve, qui pourra / Plonger au fond de tes prunelles ? / Qui de son sang recollera, / Les vertèbres de deux siècles ? »

                                                                                             Thierry Clermont