Le Lorgnon mélancolique, Recension par Patrick Corneau

 Le Lorgnon mélancolique, Recension par Patrick Corneau
30 mars 2024

Gilles Ortlieb est un type incroyable : il est capable de nous faire vibrer à la vue d’une plaque d’égout en fonte, de nous émouvoir devant le bric-à-brac d’un jardin ouvrier, un vide grenier de village ou une course camarguaise… Le banal n’existe pas chez lui – le mot, le concept n’ont pas de signification dans son monde. Prononcer le mot est déjà porter un jugement de valeur. Car le banal est dans notre regard, dans la paresse et la fatigue de l’habitude. Le regard de Gilles Ortlieb, soucieux de se “dépayser” pour échapper à l’engourdissement dans la répétition du même, est vivifiant et naturellement magnifiant : parce que d’emblée non jugeant. Cet arpenteur aux longs cours a retiré de sa prose tout jugement : voilà donc le monde comme soulagé, débarrassé de toute espèce d’a priori ; retrouvant une gaieté native, il redevient frais, rutilant, excitant, passionnant… Une certaine qualité d’attention, à la fois minutieuse et flottante, scrupuleuse et ouverte, permet à Gilles Ortlieb d’extraire du terrain sa profondeur humaine et historique : tout un feuilletage de faits et circonstances qui échappe au béotien. Certains mots “plats” ou notations anodines ont chez lui “six étages de caves” comme disait Paulhan à propos de Cingria.

Voilà la méthode, voilà l’approche littéraire du réel que nous avions apprécié dans La Nuit de Moyeuvre (2000/2021). 

Dans Le Sel, la Dame, et l’Éponge c’est le dernier terme qui importe, le point focal à partir duquel se comprend ce récit. L’éponge est le MacGuffin de cette étrange odyssée qui se déroule en trois temps et trois lieux (France, Grèce, États-Unis) et met en scène ceux pour lesquels Gilles Ortlieb a une véritable prédilection : les errants qu’ils soient migrants, bourlingueurs, diplomates ou écrivains exilés*.

Tout commence avec la découverte, en 2018, à la pointe de la Camargue, dans un bout du monde aussi délaissé que le Grand Est industriel, de la petite cité de Salin de Giraud qui abrite encore aujourd’hui une importante communauté grecque. Rencontre qui ne pouvait qu’émouvoir le traducteur de Georges Séféris — que l’on a vu dans Journées 1925-1944, toujours à l’affût de ce qui, à l’étranger, pouvait lui rappeler son pays. Partout, dans ce bourg presque abandonné, reste vivace le souvenir de ces migrants qui sont venus s’y installer pour gagner leur pain dans les salines au lendemain de la Première Guerre, après avoir été chassés non seulement d’Asie Mineure par les Turcs (comme l’avait été Séféris), mais de la Crimée par la Révolution russe. De là, il était tout naturel pour Gilles Ortlieb de poursuivre l’enquête en arpentant l’île de Kalymnos (archipel du Dodécanèse), d’où venaient la plupart de ces anciens pêcheurs d’éponge devenus saulniers. Et plus loin ensuite jusqu’à Tarpon Springs, aux USA, autre lieu d’émigration pour les pêcheurs de Kalymnos, mais où, à la différence de Salin de Giraud, la présence d’éponges leur a permis de ne pas changer de métier. 

Fidèle à la méthode d’observation définie plus haut, Gilles Ortlieb s’attache à relever dans ces pages tout ce que, au fond, un voyageur peu attentif “voit” sans songer à le distinguer. Qu’il décrive une procession de l’épitaphios, des soirées dans une chambre d’hôtel, ou qu’il retranscrive, comme Nerval dans Les Filles du Feu, des chansons populaires, il le fait comme s’il était doté d’un regard particulier pour reconnaître ce qu’à son propos Jacques Réda a nommé “l’inaperçu”. Et ce faisant, il traque les moindres traces du fragile dessin dont parle Eschyle dans cette pensée placée en épigraphe : « Ah, l’existence humaine ; le bonheur est comme une ombre, d’un coup d’éponge humide, le malheur en efface le dessin. » Ainsi Gilles Ortlieb poursuit ce “mouvement perpétuel de navetteur de l’âme” qu’il évoquait lui-même dans Et tout le tremblement (2016).

Mais s’il prend aussi soin de nous raconter qu’un marin a pris dans ses filets, en 1994, une statue vieille de deux mille ans, la Dame de Kalymnos, peut-être est-ce parce qu’en collectant les manifestations les plus ténues du réel, et leur tremblement, il aspire de même, bien qu’il s’en défende, à faire remonter à la surface de la langue une réalité sous-marine qui, par éclats éphémères, viendrait manifester un certain or du temps — une poésie intemporelle. Celle-ci n’est pas le résultat d’un exercice en chambre mais le fruit de rencontres chaleureuses où les transactions humaines les plus modestes visent à « jeter une passerelle entre le monde alentour et la monade égarée qu’on a souvent l’impression d’être et de promener dans ce monde. » Car ce qui impressionne chez ce “veilleur fraternel” en quête des menues épiphanies du quotidien, c’est l’immense modestie doublée du sentiment aigu d’une précarité assumée : « Mais n’est-ce pas cela qu’on recherche en même temps, à chaque fois, derrière chaque départ : se retrouver exposé, vulnérable, ouvert à tous les aléas du voyage et, par soi-même d’abord, menacé ? » Conditions et dispositions qui ont sûrement beaucoup à voir avec la souplesse, la porosité, la plasticité de l’éponge, indispensables pour absorber le monde, s’ouvrir à autrui et permettre le beau livre qu’est Le Sel, la Dame, et l’Éponge, gage d’un peu de pérennité à ce qui sera effacé “d’un coup d’éponge humide”…

Par Patrick Corneau

 

 

* Le Bruit du temps publie en même temps une réédition de Au Grand Miroir, un petit essai de Gilles Ortlieb sur l’exil de Baudelaire à Bruxelles (1864-1866) publié initialement aux éditions Gallimard dans la collection “L’un et l’autre” en 2005, ici précédé d’une préface inédite d’Alexandre Postel et suivi d’un entretien de l’auteur avec Thierry Bouchard. Le dernier chapitre “Post-scriptum” et son évocation des “tristesses de Bruxelles” (“l’ennui et le rien”) prouve – s’il en est besoin – combien les talents de l’essayiste s’adossent ici aux puissantes ressources d’un écrivain de premier ordre.